Les Réunionnais seraient-ils atteints d’agueusie ?
Cela pourrait être un titre. Un peu provoc. Provoc car généralisant. Et je n’aime pas généraliser. Aussi quand je lis et j’entends ici et là « Les Réunionnais » ceci, « Les Réunionnais » cela, ça m’agace. De quels Réunionnais au juste parle-t-on ? Ceux du Nord, du Sud, de l’Ouest ou de l’Est ? Des pauvres ou des riches ? Des bien-portants ou des malades ? Des imbéciles congénitaux ou de ceux qui font fonctionner leur cerveau un tant soit peu ? Des croyants ou des athées ?
Comme dans n’importe quel autre endroit du monde, « Les Réunionnais » est un concept qui n’a de sens qu’en vertu du lieu de résidence ou du lieu de naissance, ou tout simplement de la revendication de chacun en fonction de l’un ou de l’autre, et c’est tout.
On est à La Réunion, et donc dire « Les Réunionnais » quand on traite un sujet local me semble passablement pléonastique.
Donc, hors identification à un lieu de résidence, « Les Réunionnais » ça n’existe pas. « Des Réunionnais », ça existe.
Un long préambule pour bien vous faire comprendre que je ne met pas tous les Réunionnais dans le même sac quand je pose la question de leur perte de goût, encore heureux. Mais c’est là une tendance inquiétante que je constate depuis que j’arpente l’île pour tester les restaurants.
Car lors de ces visites, il m’arrive aussi d’observer les clients, ce qu’ils mangent et leur façon de manger. Et c’est édifiant.
J’ai commencé ces observations concomitamment aux critiques de restaurants ayant choisi la formule du buffet à volonté, une « mode » qui a commencé dans les années 2000. Mais le concept est beaucoup plus vieux. Au début des années 80, je me souviens d’un restaurant fameux situé à Terre-Sainte, aux alentours du SMA, qui utilisait le concept du buffet à l’occasion de mariages, baptêmes et autres divertissements. J’ai moi-même assisté à deux mariages à cet endroit dont j’ai oublié le nom, avec le souvenir de plats délicieux.
La formule du buffet, pour un restaurateur, c’est pratique à plus d’un titre, et surtout rentable. En effet, à moins d’être un mutant doté d’un estomac gigantesque, le client lambda ne peut avaler plus qu’une certaine quantité d’aliments, même dans le cas où il engloutirait à toute vitesse, avant que la sensation de satiété ne soit enclenchée par le cerveau. Et ils sont nombreux, ceux-là.
Les buffets à volonté ont donc fait tâche d’huile. Si j’ose dire. Certains furent heureux, à l’exemple du Vieux Kréole d’Alix Clain à Sainte-Clotilde, et beaucoup d’autres moins. Pour prendre des exemples récents, j’ai été sidéré par la médiocrité qualitative des buffets de l’hôtel des Aigrettes ou du restaurant Bistrot Case Créole, tous les deux à Saint-Gilles, de celui de leur proche voisin La Marmite à l’Ermitage, ou de celui du Restaurant des laves à Saint-Philippe. Produits bas de gamme, aliments trop cuits, trop salés, parfois trop épicés, hypers gras… les fourchettes en plastique ont été de sortie.
Mais enfin quoi ? Qu’est-ce que ce genre de restauration ? Des auges données à des cochons ? Ces patrons de restaurants, business-mens avant d’être restaurateurs, n’ont cure de la santé de leurs clients, ou même du respect des produits, de la recherche du goût… Faire de l’argent est leur priorité. Tout le reste n’est qu’accessoire.
Et que dire des conditions de travail des employés et des conditions d’hygiène ? Ces cuisines là sont bien gardées, les mouches ne passent pas les portes de la salle. J’entends : au sens propre, comme au sens figuré.
Dès lors mes questions furent : « comment parviennent-ils à tenir ? », « pourquoi les clients ne se révoltent-ils pas ? ». Timidité ? Acceptation ? Non… car beaucoup reviennent. La réponse est évidente et elle m’a choqué : des gens, beaucoup de gens, et de plus en plus, AIMENT CA !
Oui, la bouffe approximative, de mauvaise qualité, bourrée de sel, grasse, ils aiment ça. Et ils l’aiment d’autant plus quand il y en a à foison.
Je l’ai moi-même constaté, pendant des visites où les plats étaient en dessous de tout, des clients baffraient comme si on sortait d’une guerre mondiale et qu’ils n’avaient plus mangé à leur faim depuis des années.
Des gens qui ont donc oublié jusqu’au vrai goût des caris, leur propre culture gastronomique jetée dans les poubelles de l’oubli, estampillées des logos des multinationales de l’agroalimentaire.

Le Réunionnais, depuis les années 60, est de plus en plus citadin. La famille qui a connu la guerre et les privations, qui savait faire cuire un bon poulet, disparaît au fil des ans. La démographie galopante et anarchique, encouragée activement ou passivement par les autorités nationales et locales, a eu pour conséquence un accroissement de la population tel qu’il est devenu impossible de répondre à la demande de produits alimentaires par la seule production locale. Les prix ont enflé, et d’autant plus à l’arrivée de l’euro, quoiqu’en disent certains intellectuels achetés par le système. La paupérisation quasi mécanique qui en a résulté en parallèle a précipité les plus défavorisés, et même beaucoup d’autres, vers les produits industriels importés, ou transformés localement, beaucoup moins chers.
Et ça fait 40 ans que ça dure.
Et ça empire.
Résultat : la génération des trentenaires actuels a davantage tâté de l’exhausteur de goût et des produits chimiques que du poulet péi, si cher qu’il est devenu un mets de luxe. Elle va se jeter sur du lapin congelé made in China à 6 euros, sans connaître les conditions d’élevage de ces animaux, plutôt qu’acheter le lapin péi vendu plus du double.
Et c’est valable aussi pour certains légumes, dont des carottes par exemple, puisqu’on a parlé de lapin. Certains préfèrent ces carottes énormes, quasi fluorescentes, qu’on trouve au supermarché, en provenance de Chine ou d’Australie, plutôt que nos carottes péi.
Une génération qui va opter par facilité pour des plats préparés, bourrés de sel et de conservateurs, dont certains sont fabriqués à La Réunion, par des Réunionnais.
Comment voulez-vous qu’à force, cette génération n’oublie pas le goût authentique des plats d’autrefois ? Le vrai goût du coq « la cour », des brèdes (qui ont pour ainsi dire disparu des menus dans les restaurants, y compris les meilleurs), des tomates des champs pilées avec du bon piment « zoizo »… et je suis scandalisé, et choqué quand j’entend des gens de ma génération et même de la précédente me soutenir mordicus que les plats des buffets précédemment cités (entre autres), au moment où je les ai testé, étaient « très bons ! »
Mais les gens sont devenus amnésiques ? Ou est-ce bien l’agueusie qui les guette ?
Lueurs d’espoir : les marchés forains restent populaires, malgré les quelques loustics qui profitent un peu sur le dos des locaux ou des touristes (je sais où ils sont). Des artisans continuent à fabriquer d’excellents produits, malgré deux ou trois autres escrocs notoires qui tentent de fourguer leurs camelotes, et j’en ai débusqué… Des tables d’hôtes proposent encore de la cuisine traditionnelle, plus ou moins bien faite, malgré quelques autres malfaisants qui abusent éhontément de l’ignorance innée des touristes et de celle hélas acquise de certains locaux. J’y mettrai le nez, le palais et le reste un de ces quatre, si Dieu le veut.