Et c’est les yeux rivés dans les orbites du crâne symbolique de tous les chefs réunionnais passés, diplômés ou non, avec et sans toque, connus et anonymes, qui ont marqué de leur empreinte la gastronomie traditionnelle réunionnaise, comme des milliers de fourmis construisant leur nid, que je me demande si l’arrivée du guide Michelin chez nous serait une bonne chose ou non.
La gastronomie métropolitaine, classique ou originale, enrichie des produits locaux ou pas, y gagnerait certainement. Mais nos caris, rougails, achard, sautés, amuses-bouches, bouillons brèdes, desserts… ? Qu’auraient-il a y gagner ? Pas grand chose si les enquêteurs ne s’y intéressent pas. Et comment pourraient-ils s’y intéresser s’ils n’ont aucun élément de comparaison pour juger de la qualité d’un rougail saucisse ou d’un massalé cabri ? Encore faudrait-il qu’ils aient dégusté ces plats préparés dans le respect de la tradition avec de bons produits.
Je n’imagine en tout cas pas l’avenir de nos plats traditionnels dans ces restaurants un peu chics, vaguement bourgeois-vintage, qui avaient pignon sur rue jusque dans les années 80-90, avant l’arrivée de la mal-bouffe, et qui aujourd’hui transpirent la ringardise. Certains de ceux-là survivent encore. Sous des dehors qui se veulent classes, l’âme de la cuisine réunionnaise y a été prostituée, standardisée, mise au diapason des goûts communs formatés par l’industrie alimentaire.
Il faut chercher pour retrouver les caris vrais, et les vrais caris, aux épices roussies jusqu’à en être confites, aux effluves puissantes et délicates tout à la fois des massalés des familles, des caris qu’accompagnent des brèdes variées, et cuites comme il sied chacune à leur manière ; des rougails qui n’ont pas honte, ni peur, de leur piments imprégnés de saveur tout autant que de force ; et d’un riz dodu, bombé, qui offre une mâche enjouée de grains tout colorés qu’ils sont des fonds de sauce parfois si réduite qu’elle recouvre les morceaux de viande comme d’une seconde peau.
J’imagine l’avenir de notre si riche gastronomie traditionnelle d’abord transformée dans des dressages élaborés comme les assiettes des grands chefs étoilés. Je l’imagine ensuite transcendée par les apports nouveaux, mais subtils et cohérents, propres à faire évoluer doucement les recettes sans les dénaturer.
C’est une image qu’il me plaît d’utiliser : la cuisine réunionnaise est comme un arbre, grand et beau. Pour qu’il grandisse encore et devienne encore plus beau, il lui faut garder de belles et profondes racines en pleine santé. Car l’ouragan de la bouffe industrielle a fait déjà des dégâts. Il faut y résister, à tout prix. Pour que l’on puisse admirer un jour l’arbre de loin, même de très loin, il est indispensable de veiller sur ses racines, et veiller sur ses racines ne veut pas dire oublier de le faire pousser plus haut. Bien au contraire.
Un jour viendra, je le souhaite, où le Guide Michelin acclamera les chefs de cette nouvelle cuisine réunionnaise moderne, et qui ne renie pas ses racines, au lieu de faire la fine bouche et de calculer s’il serait financièrement intéressant de récompenser les tables de La Réunion.