Cinq ans et six mois ont passé depuis notre dernière visite chez Jo. Beaucoup d’eau a coulé sous bien des ponts depuis la fourchette en argent que cet établissement avait obtenu.
En effet, la concurrence est aujourd’hui beaucoup plus présente. L’on compte au moins deux autres snacks et restaurants à proximité quasi-immédiate. L’affluence du dimanche témoigne du succès de Manapany en dépit d’un laisser-aller patent : parking « la poussière », rue envahie de mauvaises herbes, aucun kiosque le long de la petite baie, route d’accès cabossée. Le coin charmant ressemble à un joyau abandonné. Depuis cinq ans, nous avons toujours gardé un oeil sur ce restaurant créole de Manapany, en y allant nous-mêmes ou en recueillant les informations de nos indics. Nous décidons de remettre la fourchette à jour.
La salle, exigüe, a vu sa capacité doublée au moyen d’une structure légère placée à l’extérieur du bâtiment, presque sous l’énorme « Ficus Elastica », où il ne faut compter que sur la brise pour vous rafraîchir. Si vous désirez déjeuner au frais, il est prudent de réserver. L’intérieur est typique, et les baies vitrées permettent de profiter de la vue sur la baie et le bassin de baignade en contre-bas. L’espace est optimisé pour y faire tenir un maximum de convives.
La carte est complète, sans être pléthorique (elle). Quatre salades en entrées ; six plats créoles : cari poulet palmiste, boucané choux de vacoa, rougail saucisses fumées, cuisse de canard à la vanille, cari de porc palmiste et cari zourite ; quatre grillades dont une fricassée de poulet à la crème, avec possibilité de palmiste frais en accompagnement pour 10 euros de plus. En sus, cinq suggestions du chef au menu du jour, dont un cari de pied de porc, des camerons sautés à l’ail et un filet de légine poêlé.
Nous commandons un poulet palmiste, le cari la patte et le rougail saucisses, plus le « van créole » en guise d’amuse bouche. C’est parti.
Les nems, samoussas et bonbons piments, servis avec une sauce chinoise sont bons. Pimentés juste ce qu’il faut, ils jouent pleinement leur rôle pour le réveil des papilles.
Le cari de poulet joue dans la cour des grands. C’est du poulet péi, si l’on en croit les petits présentoirs le certifiant, en tout cas la viande est assez ferme, et très gouteuse. Celle-ci est accompagnée d’une sauce assez épaisse et parfumée, avec des atours frits, qui affiche un curcuma élégant (la Plaine-des-Grègues n’est pas loin) sur un roussi d’épices réussi. Le palmiste imbibé de cette sauce, et coupé assez gros, autorise des sensations pleines et gourmandes, d’autant qu’il est fondant. Il se déguste les yeux fermés.
Le rougail saucisses est également très bon. Belle sauce tomate aux accents relevés par le fumé (et le fumet) des saucisses, copine comme cochon avec les haricots blancs en crème, très veloutés. Les saucisses sont sèches, et moulues finement, mais gardent une mâche intéressante bien qu’assez ferme. Un plat qui se déguste les narines ouvertes.
Le cari « la patte » arbore la couleur de cuivre patiné tout à fait réglementaire. Le service a veillé à un bon équilibre dans les proportions d’os et de viande. Il dégage un fumet teinté qui trahit une petite attache au fond de marmite qui concentre les sucs. En bouche, la viande se laisse faire, et les bouts de peau onctueux, sous la dent, font grimper le plaisir. Ce n’est point du cochon brut de décoffrage, grossier et fort en gueule, non c’est du cochon noble ça, madame, savoureux, délicat, qui boit sa sauce précieusement, le petit doigt en l’airs.
Les accompagnements sont également très bons. Nous nous délectons du riz bien choisi, et du rougail bringelles, même si ce dernier manque un peu de poigne, tant au niveau des saveurs que de celui du piment. Deux mousses au chocolat plus tard nous réglons une addition de 108 euros pour quatre plats, une entrée, quatre boissons et deux desserts, soit 27 euros par personne. Le rapport qualité prix est très bon.
Chez Jo n’a pas besoin d’une bonne note pour prouver sa valeur. Nous l’avons d’ailleurs assez dit : nous n’avons pas la prétention de dicter aux lecteurs leur choix de restaurant. En général, quand une cuisine est bonne, la salle est pleine. Une salle vide pose question, et à notre niveau nous ne faisons que constater. Chez Jo, c’est plein. Tout à fait normal : de la cuisine sortent des plats locaux fort bien exécutés, nonobstant une propension légère à faire parler le sel. La variété et les saveurs signalent l’utilisation de produits frais, dont le riche terroir de Saint-Joseph et des alentours est pourvu. Le service reste souriant et aimable, même en plein coup de feu, et se démène pour satisfaire tout le monde, même si on note ici et là quelques attentes. Evidemment, l’on souhaiterait un peu plus de confort, mais pousser les murs ne doit pas être simple. Le caractère typique des lieux doit de toute façon être préservé. C’est ce qui fait son charme. Nous sommes repartis repus et contents, comme la plupart des autres convives de ce dimanche, semble-t-il. La qualité maintenue malgré les années qui passent est la conséquence logique de la passion du patron et de son équipe dans l’exercice de leur métier.
Après une année 2018 sans la note maximale, nous décernons au restaurant « Chez Jo » la première fourchette d’or de 2019.
Rappel
Notre fourchette d’or récompense les restaurants nous ayant proposé un repas qui approche d’assez près la qualité authentique des bons plats concoctés à la maison par les anciens ou par des cordons bleus qui ont hérité leur savoir empirique de leurs anciens. A l’instar de toutes les autres notes, elle ne prétend pas être une vérité absolue et définitive au sujet de la qualité d’un restaurant. Elle ne récompense pas non plus le « restaurant de l’année », même si un seul restaurant obtient cette note durant l’année. La fourchette d’or est donc par nature versatile.
Si la qualité du service compte assez peu dans l’obtention des autres notes (ce qui est un parti pris), elle devient essentielle dans l’attribution de la fourchette d’or. Autrement dit, en cas de forte hésitation entre la fourchette en argent avec recommandation (la deuxième meilleure note) et la fourchette d’or, la qualité du service peut contribuer à faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Notez que la propreté des lieux est également importante, mais si celle-ci ne nous paraît pas satisfaisante, nous ne prenons même pas la peine de rester manger.Donc oui, nous pouvons attribuer une fourchette d’or à un snack à barquettes, si, ce jour là, la barquette nous a rappelé la qualité des plats d’autrefois. Le décor, le luxe et le confort n’ont jamais été les signes extérieurs obligatoires d’une bonne cuisine. Certains ne l’ont toujours pas compris. L’inverse est aussi vrai : ce n’est pas parce qu’un établissement est « roots » qu’on y mange forcément très bien.
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Pour résumer. Accueil : bien • Cadre : bien • Présentation des plats : moyen
• Service : très bien • Qualité des plats : très bons • Rapport qualité-prix : très bon. Impression globale : très bonne table
Fourchette en or
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