Il était une fois dans l’Est. Non, ce n’est pas une suite version soap opéra du western, mais un restaurant de cuisine locale, planté juste dans le virage avant l’église de Sainte-Anne. Levez le pied, vous pourriez ne pas le voir, et ce serait dommage de ne faire que passer devant. Nous allons tout de go vous narrer pourquoi.
Devant, pas grand-chose à voir, sauf si vous voulez repartir avec des barquettes. Tout se passe derrière, dans la salle dont la baie vitrée donne sur la plage de galets et l’océan en contre-bas. Sur la droite, on devine les bassins de la rivière Sainte-Anne. Un escalier permettrait même d’y descendre, si l’intérêt de le faire n’était pas annulé par l’improbable brousse se trouvant entre la bâtisse et le site.
Chantal Ferrère tient le lieu à bout de bras depuis 20 ans, date où le snack-bar créé en 1984 devient un restaurant à barquette d’abord, avant de proposer aux clients de manger sur place, cinq ans plus tard. Cette native des Hauts de Saint-Leu, fière de ses origines modestes qui lui ont forgé le caractère, a traversé la fin difficile d’une union qui lui a donné trois enfants.
« Je suis toute seule, et je fais du mieux que je peux, confie-t-elle. Mais je ne suis pas là pour faire de l’argent. J’essaie surtout de donner un peu de bonheur aux gens. Ici, la convivialité est de mise, les clients font comme chez eux ». Chantal a le cœur sur la main, trop, diraient certains, mais n’allez pas lui demander sa recette du poulet sucré-salé, il ne faut quand même pas pousser mère-grand dans les col-cols. Elle la garde jalousement, en souvenir d’un beau-frère décédé qui a créé le plat.
On soupçonne quand même la présence de miel là-dedans, ça renifle un peu le sarcive sur les bords. Chantal plussoie en disant que sa fille a des ruches, pour l’usage de la famille ! Tiens donc…
6 ou 7 euros à emporter, 13 sur place, café offert. « C’est ça l’hospitalité réunionnaise d’autrefois : offrir le café. Je ne conçois pas de faire payer le café ! » Lance-t-elle, le regard brillant, droite comme un « i ».
Le restaurant est propre, mais mériterait un rafraîchissement. Chantal ne refusera aucune aide pour ce faire, et jusqu’ici elle n’en a pas trouvé, pas auprès des institutions en tout cas. Qu’importe. « Il ne faut jamais laisser tomber, jamais se décourager ». La famille lui donne un coup de main de temps en temps, dont un frère qui a le bonheur d’avoir un potager où elle se fournit en complément des légumes frais qu’elle trouve au primeur du village.
Un minibus arrive. Des enfants porteurs de handicap en descendent, joyeux pour certains, curieux pour d’autres. Les « taties » de l’Alefpa, les guident vers la salle. Ils ne paieront que 6 euros pour manger sur place au lieu du tarif normal. C’est Chantal ça : généreuse, spontanée, courant à droite et à gauche pour accueillir les clients qui arrivent au compte-goutte et les servir au mieux. Incroyable bout de femme qui force l’admiration. Quand on reprend la route, on n’est pas seulement nourri des petits plats du jour, on est aussi nourri de quelque chose de plus subtil, d’intangible, certains diraient de spirituel. En sortant, à midi moins cinq, l’église de Sainte-Anne se détache sur un bout de ciel bleu…
La dégustation
Nos lecteurs fidèles savent qu’il n’est pas dans nos habitudes d’aller vanter des caris approximatifs. L’assiette que nous dépose Chantal est un assortiment des plats du jour qui permet de goûter à tout. Après le petit verre de punch maison, nous y allons !
Attaque sur le boucané pomme de terre. Le boucané est du genre gentil, pas agressif, mais goûteux quand même. La sauce est épaissie par la patate qui a un peu (trop) fondu dedans. Ça reste agréable. Le frère du boucané, arrangé aux bringelles, lui dame le pion. Nous n’avons pas réussi à faire dire à Chantal ce qu’elle a ajouté dans la marmite, pour que cette sauce à la bringelle arbore ces couleurs gustatives originales, comme des humeurs de cumin. Un délice. « Poudre d’épices », fait-elle, avant de changer de conversation ! Persé met’sec.
Le rougail saucisses embaume un peu le girofle. Nous avons déjà vu ça quelque part. « Je les prends chez Marianne, à Bras-Panon ». Ah voilà ! Des saucisses battues, bien sûr, qui ne se sont pas débattues sous nos molaires avides. « Je fais le rougail saucisses comme je l’entends, assène Chantal. Je mets des épices dedans ! Tant qu’on ne me dit pas que c’est pas bon, je continuerai ! »
Re-persé, re-met’sec. Y’a du monde sur la corde à linge, dont les ayatollahs du rougail saucisse en train de rétrécir au soleil.
Le Sauté de poulet est accompagné de poivrons et d’oignons. C’est bon, mais pas autant que le fameux poulet sucré-salé, demandé par la clientèle, et qui demeure au menu quand les autres plats changent. Il a roussi, l’emplumé. Il a une couleur qui met le cerveau en mode « Gargantua » : touches de noir cramé ici, marron foncé luisant là. Un luisant qui colle, par tous les saints, et une fois en bouche, le morceau de viande lâche ses humeurs comme la Grande Armée sur Austerlitz… alors que les réminiscences des autres plats sont encore là. C’est génialement sucré salé, et parfumé aussi, et sans rassasier.
Le riz est excellent, les lentilles sentent bon la terre rocailleuse mouillée. Le rougail concombre est un peu seul, mais il fait le travail. Pas de dessert. Chantal manque de temps. Elle peut avoir des glaces.
Nous repartons repus. Voilà une cuisine familiale, simple, sans prétention ni extravagance, faite avec amour. Alors oui, nous avons connu de meilleurs plats, mais rarement avec ce petit supplément d’âme, cet indéfinissable charme…