Le tangue, par Jofrane Dailly : Accords sucrés-salés pour un civet sublimé

C’est un des plats emblématiques de la tradition culinaire réunionnaise, en dépit du fait qu’il divise : en civet et en cari, on l’adore ou on le déteste. Certains Réunionnais en ont même un a priori négatif sans jamais l’avoir goûté. Et si on en faisait un plat gastronomique ? Jofrane Dailly, du Diana Dea Lodge, a relevé le défi.

L’histoire est née en dégustant un cari tangue traditionnel dans l’un des rares restaurants où l’on peut le trouver : Pépé do Fé, à Saint-Denis. Sandie Banon, son chef, maîtrise le sujet. « Comme toujours, la qualité du produit est importante. Je choisis des tangues chassés en forêt, qui sont censés avoir eu une alimentation variées et naturelle. » Ajoutez à ça l’expertise de Sandie, et l’on obtient des plats où la saveur sauvage si caractéristique du tangue est maîtrisée pour ne pas devenir envahissante.

Mais ces humeurs fortes de gibier, qui ont leurs adeptes, et qui se posent comme une sorte de métaphore gustative de cet esprit rebelle né du marronnage (car ce plat remonte loin), pourraient-elles être domestiquées pour que les palais non-initiés les apprécient, sans pour autant trahir cet ADN typique qui fait la joie des repas en famille et entre amis, dan fey banane, accompagné du traditionnel Charrette ?

Quelques jours avant que le Covid s’abatte sur nous comme la vérole sur le bas clergé, nous avions lancé une idée à priori saugrenue à des chefs de belles tables de l’île : créer un plat avec du tangue en mode gastronomique. Les premiers à répondre furent Jofrane Dailly, Disciple d’Escoffier, le talentueux chef du Diana Dea à Sainte-Anne et le dynamique et non moins génial chef de la Fabrique, le sieur Colson Jehan. Sollicité également : Claude Pothin, du Palm, qui n’a pas eu le temps de nous dire oui ou non, juste avant la chienlit.

Une recette originale, travaillée à basse température

« L’idée me trottait déjà dans la tête depuis un certain temps » avoue Jofrane. Perché depuis une année dans sa cuisine des hauts de Sainte-Anne, le jeune chef, en constante évolution, tend à imprimer à ses plats des couleurs plus locales et plus traditionnelles, par un travail minutieux et une recherche active sur les saveurs qui font de notre cuisine la meilleure de l’océan Indien (Soyons chauvins, que diable). « Ce petit défi m’a décidé à passer à l’action, mais quand j’ai vu les trois tangues arriver, je me suis demandé ce que j’allais faire avec » ajoute-t-il. Ce syndrome de la page blanche, que connaissent bien les écrivains, ne dure pas. L’idée d’un roulé germe très vite, et la version civet s’impose. Pour aller au bout de l’exercice, Jofrane va utiliser notre bon vieux vin de Cilaos, le sucré, pour arranger le Tanrec Ecaudatus, lequel a été proprement désossé au préalable.
« J’ai fait revenir les carcasses comme pour faire un jus de viande classique, avec carottes, oignons, ail, gingembre, girofle. J’ai prévu une petite farce aux pleurotes et champignons de Paris, avec des brèdes pour les roulés. Ces derniers sont cuits à 64°c pendant deux ou trois heures. Les cuisses sont confites dans de l’huile d’olive, de l’ail et du thym pendant deux heures à 60°c. La sauce sucrée-salée est réalisée grâce au vin et au travail sur les carottes, elle est montée au beurre et liée au chocolat, comme pour le lièvre à la royale, mais sans le sang ! »
Jofrane affectionne ce côté sucré-salé qui n’est pas sans rappeler l’apport asiatique dans la cuisine réunionnaise. « Si les clients n’aiment pas, je m’adapte » souligne-t-il, avant de nous narrer ses essais concernant d’autres produits traditionnels, qu’il compte bien servir de façon gastronomique.
Ne comptez pas grimper au Diana Dea pour manger ce civet de tangue spécial, il n’est pas à la carte. Ceci constituait un « one-shot » comme disent les rosbifs. Il est délicat pour les établissements hôteliers et les restaurants de proposer à l’année des produits dont la traçabilité n’est pas dument prouvée par des fournisseurs versant taxes et impôts à l’administration. Des règles qui devraient s’assouplir si l’on veut que la richesse de notre cuisine traditionnelle perdure, avec l’apport de notre si magnifique terroir.

Un voyage au cœur de l’Est

Pour ce repas, où le tangue était le point d’orgue, Jofrane Dailly a travaillé une ambiance très « terroir », où la nature réunionnaise est mise à l’honneur.
Pour réveiller nos papilles, une chips de songe et houmous au cumin présentés sur un lit de galets. Les papilles sont réveillées, les sinus aussi. La chips laisse sa saveur sur les dents tandis que le houmous velouté nous rappelle les délicatesses malbars de notre tradition culinaire.
Suit du caviar rova sur un jaune d’œuf mollet, avec une crème de wasabi et une émulsion d’eau de mer. Une lichette d’émulsion sur le caviar d’abord, pour la mer, puis l’œuf ajusté d’une claque de wasabi, pour la terre. Voilà une équation singulière qui introduit le Tilapia  « Gueule Rouge » de Daniel du Piton Armand (l’éminence verte juste en face de l’hôtel), sa sauce crustacé façon cari et son risotto de chouchous de Salazie au cumin. Le poisson, réveillé par la sauce, fond dans la bouche et ne fait pas dans le détail pour vous arranger le palais. C’est puissant, avec une envolée piquante, et les « ti-brèdes » sautées, sucrée-salées viennent obligeamment jouer les négociatrices, assistées des chouchous.
Ce coup de vent gustatif ébouriffant n’est que le prélude à l’arrivée du roi Tango.
Nous y sommes. Le dressage est raccord avec les prétentions gastronomiques. Première bouchée. La viande est délicate, tendre, et se pare des atours gras de sa condition mais sans exagération, juste de quoi la faire glisser sur les molaires. Puis, le plaisir. Celui de retrouver cette saveur sauvage, musquée, déferlant comme une vague, mais sans tsunami. Cela renifle le cul de marmite à la braise, le bois de couleur mouillé au petit matin dans les forêts, laissant sur le mordant d’un bout de peau comme des notes de graton.
La sauce sucrée-salée fait danser le tangue, et les petites fines herbes lui ajoutent un éclat campagnard plus léger. Les patates et la farce de champignons et de brèdes se fondent dans le décor. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Le plat relève parfaitement le défi proposé en conservant le goût authentique du civet de tangue, tout en lui apportant une touche asiatique originale et tout à fait seyante. Il ne manque qu’un petit rhum Charrette, pour la tradition, ou un vin tannique, qui fait des nœuds dans la luette.
Un dessert de gâteau patate au chocolat et au café Bourbon pointu clôt ce repas avec élégance.

Un meilleur accueil et encore plus de confort

Le Diana Dea Lodge bénéficie actuellement de quelques menus travaux afin d’améliorer l’accueil et le confort au niveau de la piscine et du bar, avec le projet de création d’une cave à vins digne de ce nom. L’établissement, dont la réputation n’est plus à faire, passé en mode room service pendant le confinement, voit ses activités repartir de plus belle depuis le 15 mai. « Nous étions complets pour la fête des mères. Nous avons du monde les week-ends. » se réjouit Jofrane Dailly. Un succès qui n’est que la conséquence logique de prestations dignes des plus beaux établissements internationaux, dans un cadre superbe où l’on se confinerait toute l’année !

La Table créole : une adresse toujours recommandable

Nous débarquâmes à l’improviste et pour la première fois à la Table Créole en 2012. L’établissement se situait au fond d’un improbable parking de poussière et de galets, pour un peu on aurait croisé quelques cabris. Cette année-là, la fourchette en argent était tombée. Nous avons remis ça trois ans plus tard, et c’est l’or qui récompensa la cuisine familiale de Keza Thiaw-Yie, la patronne.
Il était plus que temps d’y remettre les pieds, le nez, le palais, et les dents, histoire de vérifier si la qualité s’est maintenue.

Nous arrivons de bonne heure, et le parking, bitumé depuis quelques temps, tout propre, est encore vide. La vaste terrasse aussi. Mis à part les consignes sur le port du masque, La Table Créole n’a visiblement pas eu besoin d’appliquer la distanciation physique, étant donné que la disposition des tables était déjà conforme auparavant.

Au menu du jour : un couscous, un cabri massalé, un poulet fumé au palmiste, « Duo camaron et poisson », mais aussi quelques salades et grillades, plus des shop-suey, dont un aux crevettes « façon bol renversé ». Nous commandons le cabri et le poulet. Ceux-ci sont servis rapidement, avec une quantité de riz honnête pour des mangeurs moyens.

Nous n’héritons pas des meilleurs morceaux du poulet fumé, et l’aspect la viande blanchâtre nous fait craindre une sécheresse en bouche. Il n’en sera rien. Celle-ci est relativement tendre, et se laisse mâcher sans moufeter. Quelques morceaux de peau viennent ajouter de la gourmandise à l’excellente sauce imprégnée du fumet du volatile, et les bouts de palmiste frais en profitent aussi largement, sauf pour les parties un peu plus dures mais dont le croquant vient obligeamment compléter la texture de la viande.

Le cabri massalé se situe aisément dans la catégorie supérieure de la multitude qui a défilé sous notre nez dans les restaurants depuis 2011. Bien que son odeur musquée de vieux bouc célibataire et mal embouché affiche par moment quelques velléités gustatives propres à rebuter les non-initiés, ces humeurs ont été parfaitement maîtrisées par un massalé équilibré, puissant mais délicat, qui a profité d’une cuisson parfaite. La viande s’en trouve tout à fait moelleuse et bien imprégnée de la sauce que le caloupilé finit d’arranger. Le rougail concombre, découpé de façon originale, apporte une touche de fraîcheur croquante aux bouchées. C’est excellent.

Les accompagnements sont également très satisfaisants. Le riz offre une mâche tendre et qui absorbe les sauces, rien à voir avec les riz bas de gamme qu’on rencontre trop souvent ailleurs. Un rougail tomate pimenté juste ce qu’il faut, accompagne bien le poulet. Les lentilles ont cette bonne odeur de terre mouillée qui les caractérise.

Les assiettes repartent nettoyées. Nous terminons le repas avec un moelleux au chocolat et une tarte tatin papaye et banane. La tarte est bonne, mais le moelleux ne l’est pas assez à notre goût.

Addition : 49,50 euros pour deux boissons, deux repas et deux desserts, soit un peu plus de 24 euros par personne. Le rapport qualité prix est satisfaisant.

La Table Créole continue son bonhomme de chemin du côté de la frontière Port-Possession, le long de l’ancienne nationale, avec une cuisine familiale honnête, goûteuse et variée. La clientèle revient petit à petit après le dur épisode du confinement. Elle peut. Le service est toujours sympathique et efficace, le cadre est agréable, et l’on repart repus et presque frustré de ne pas avoir goûté à d’autres plats. Fort logiquement, la Table Créole est sélectionnée pour la désignation des meilleurs restaurants de l’année.

Humeur
Les réseaux sociaux sont hélas infestés d’esprits étroits, des « je-sais-tout » et des « jamais contents », les uns étant souvent les mêmes que les autres, qui postent des commentaires aussi oiseux que leurs propres personnes, au sujet desquelles les vieux, naguère, disaient qu’il aurait mieux valu planter un pied de bananes au lieu de les mettre au monde. C’est ainsi. Il faut en prendre son parti.
Nous nous permettons tout de même de relever que quelques ignorants, ou mal-fondés, nous accusent de faire de la « pub » pour les restaurants. En d’autres temps, on nous a reprochés d’être trop durs à l’égard de certains, en nous traitant parfois de tous les noms.
Il n’est bien sûr nulle question de publicité ici. Les mauvaises expériences ne sont tout simplement plus rapportées, c’est tout. Depuis l’année dernière et la fin des fourchettes, les visites se font toujours à l’improviste, et sont payées. Nous n’en faisons pas un « business » comme certains médiocres sembleraient le croire. Pas de pub, et pourtant le secteur en a bien besoin.
Retournez donc au restaurant cher lecteur, même si, pour un temps encore, ce n’est plus forcément pareil qu’avant. Mettre les pieds sous la table, déguster de bons petits plats, se retrouver avec les gens que l’on apprécie reste un plaisir de la vie dont il serait dommage de se priver.

Saint-André : un restaurant aux petits oignons

undefinedLe nom de ce restaurant sonne comme une promesse. Nous tombons dessus non pas par hasard, mais sur recommandation. Si l’établissement est ouvert depuis quelques années, la nouvelle identité est plus récente, plantée dans le bas du chemin Lefaguyes qui traverse la commune de Saint-André de la quatre-voies au Front de Mer. Nous sommes à Champ-borne, non loin de l’église en ruine et de la mairie annexe.

Au panneau dehors : bœuf gros piment, civet la patte, zandouille bringelles, sauté de poulet, cari de bichique (surgelés sans doute, vu le prix) et des lasagnes !
L’accueil est jovial, c’est le mot, et nous nous sentons tout de suite à l’aise. Tandis que le défilé des barquettes prend son rythme de croisière, nous patientons en appréciant une mousse fraîche. Plusieurs plats nous font envie. Qu’à cela ne tienne, on nous propose trois caris en plus petite quantité, servis à l’assiette.
La quantité de riz nous laisse dubitatif deux secondes avant que l’homme de service, Jacky, nous précise que nous pouvons réclamer un supplément si nécessaire.

undefinedNous commençons par l’andouille. Que cette dernière se fasse conter fleurette par la bringelle est une originalité en soi, le soulier verni chaussant plus fréquemment saucisses et boucanés, qui pour cette fois restent « pendillés ».
D’un abord olfactif intéressant, où les effluves forts de tripes jouent avec une teinte de poivre, l’andouille se montre en bouche sous un jour particulièrement gourmand. C’est souple, velouté, fondant derrière les gencives, et le peu de bringelle, réduite en crème, opère comme un trait d’union glissant entre chaque morceau dégusté. Si la saveur du légume est discrète, elle donne tout de même à l’andouille un côté picotant qui complète parfaitement son caractère de cochon. Le sel est maîtrisé. C’est très bon.

Le sauté de bœuf pour sa part va jouer dans le frais et le croquant avec les pousses de soja, les tranches de gros piment et les oignons juste sautés, accompagnés d’une sauce au Siave légère et parfumée. A vrai dire nous n’aurions pas grimacé sur une quantité plus importante de gros piment, qui aurait mis davantage de couleur encore à la viande de bœuf déjà savoureuse et tendre. Mais de nos jours, ma bonne dame, avant de trouver des gros piment goûteux et bien forts, autant guetter avec la sœur Anne assis sous les pimpins.

Nous terminons avec le civet la patte. Nous en avons avalé, des civets et caris la patte, alors que la rubrique distribuait encore les fourchettes, et certains se sont vu octroyer du plastique ou de l’inox pour des à-peu-près plats. C’est un civet d’une toute autre sorte auquel nous avons à faire ici.
Couleur cuivré foncé, morceaux de peau luisants, équilibre du gras et de la viande, la vue est belle.
L’odeur aussi, un fond de vin cuit, où le girofle est urbain et discret, avec un côté musqué et boisé qui nous évoque… mais quoi donc ? La réponse vient après la première bouchée. C’est jouissivement  moelleux, et les épices confites qui ont imprégné la viande à cœur ne laissent que peu de mystère sur le souvenir gustatif que cette patte nous évoque. Du tangue. Ce plat a tous les atours d’un civet de tangue, celui des spécialistes, macéré, frotté, cuit et recuit pour en atténuer les humeurs sauvages. On serait presque tenté de demander un p’tit Charrette, pour l’accompagner.

Le riz pour sa part est ordinaire. En grain secs, ventre-saint-gris. Il ne fait pas honneur aux plats, pour sûr. Les grains blancs sont tout à fait convenables en revanche, soyeux et odorants, tout comme le rougail tomate dont la couleur claire ne promettait pourtant pas des étincelles.

Addition : 14 euros, pour une boisson et une assiette de caris. Le rapport qualité-quantité-prix est très bon.

undefinedundefinedDepuis que Françoise Aure a créé « Aux Petits oignons » du côté de Champ-Borne, l’enseigne a fait un autre petit vers Cambuston en mars, avec pizzas du soir, des poulets frais frits (hallal) à la broche avec des patates rôties (attention vous bavez sur votre journal là…). Quelques classiques de la cuisine française aussi (magrets, entrecôtes d’Irlande, tartares de thon…). Il n’y a pas que le cari canard dans la vie. La dynamique patronne a été culinairement inspirée par son père, cuisinier fameux des « services » tamouls, connu dans l’Ouest sous le surnom de « Monsieur Yoyo ».
« Je mets de l’amour dans ma cuisine » explique-t-elle. Cela se sent. Sa cuisine réunionnaise est aboutie, précise, et savoureuse, tout en s’efforçant de rester dans des fourchettes de tarifs raisonnables. Une cuisine en Aure.
L’accueil et le service sont sympathiques, le cadre du restaurant plaisant, et la proximité du front de mer autorise une balade digestive agréable. Que demande le peuple ?
Promesse tenue. « Aux Petits Oignons » mérite largement sa sélection pour la désignation des meilleurs restaurants de cuisine réunionnaise de l’année.