Le cabri dans tout ses états

Le reportage que nous vous proposons ici a été réalisé chez une famille de Sainte-Marie qui a souhaité garder l’anonymat pour préserver sa vie privée et sa tranquillité. L’animal, issu d’un élevage, a toujours été bien traité et nourri, et n’a pas souffert. Rendez-vous pour une matinée conviviale autour d’un cabri occis, et mangé aussi.

Nous vous aurions donné l’adresse que même Wase, l’assistant d’aide à la conduite et de navigation, vous aurait fait un doigt d’honneur devant l’improbable labyrinthe de rues qui sillonne les hauts de Sainte-Marie. Cette campagne vite pentue est d’ailleurs très agréable, et très verte, avec ses petites maisons de plus en plus dispersées à mesure que l’on prend de l’altitude, vers les frondaisons fraîches du Piton Fougère, ou sévit « gardien la vanille ».

Ce sont des gardiens de la tradition que nous retrouvons dans une villa avec jardin, sirotant de la mousse non locale, « parce celle d’ici, c’est plus pareil qu’avant », et devisant des actualités sur un ton badin. Au bout de la varangue encore en désordre et sa table chargée d’ingrédients et épices, un homme aiguise son couteau avec une dextérité peu commune. Portant barbe et chapeau de « ranger », nous l’appellerons « mister J ». Un peu plus loin, à l’écart dans son petit enclos, le roi de la fête ne sait pas encore qu’il va perdre la tête. Il nous regarde d’un drôle d’air, mais inconsciemment nous devons projeter sur lui une inquiétude. Il n’aura pas le temps d’être inquiet, et à peine celui d’avoir peur. « Mister J » est un professionnel qui fréquente le milieu de la boucherie-charcuterie, et qui a fait ses classes avec des traiteurs vieux de la vieille, ceux qui vous encroûtent un pâté les doigts dans le nez et les yeux fermés. Précision et sûreté du geste envoient rapidement le ruminant « ad patres », avec des mots doux. Dans le même temps, un acolyte recueille le sang. Il va y avoir du boudin  au menu.

Recettes pour une viande forte

« Le sang du cabri est un peu plus doux que celui du porc, et il coagule vite » explique « Mister J », qui le malaxe à la force des doigts. Il ne cherche pas à compenser cette douceur par des artifices culinaires, mais applique la recette traditionnelle du boudin classique. Oignons verts et persil sont d’ailleurs émincés et prêts à servir. « Un cabri est assez rapide à préparer, contrairement au cochon. Aussitôt tué, on le suspens quelques instant pour enlever la peau, puis vient la phase de découpage. » En revanche, comme dans le cochon, dans le cabri tout est bon, « sauf les boyaux, et la tête, assez longue à nettoyer et à préparer. » précise notre boucher du jour. En l’espèce, pour un massalé ou un civet, il préconise les côtes, moins sèches que les cuisses faites de muscles. Présentement, ceux-ci bougent encore dans des réflexes nerveux post-mortem. « La viande de cabri est naturellement forte, particulièrement quand il s’agit d’un bouc, elle demande donc des préparations épicées » explique « Mister J ». Le massalé est tout indiqué, et c’est d’ailleurs le plat le plus courant, à condition que la poudre d’épices ait le répondant qu’une composition et une torréfaction étudiées sauront lui donner. Autre recette également appréciée : le civet, en oubliant le gros rouge qui tache pour un petit château à prix raisonnable. Mais « Mister P », notre hôte, très versé en musique de marmite, a une autre idée : arranger le cabri non pas au lait mais au whisky. « C’est une première, je ne sais pas du tout ce que cela va donner, confie le chef du jour. Je vais utiliser un whisky d’entrée de gamme. Plus tard on fera un essai avec une bouteille de meilleure qualité. » 
« Mais surtout pas avec du J.W » ajoute son adjoint, citant la marque la plus vendue sur l’île.

Boudin , massalé ET WHISKY.

Les préparatifs sont terminés. Le peu d’invités qu’autorisent les précautions d’usage arrive comme par l’odeur alléchée. La table dressée de « fey figue » les attend, pour manger avec la main, ainsi que les marmites alignées des deux recettes de cabri et d’un « cari la patte » pour celles et ceux qui n’en mangent pas. Accompagnements : gros pois et une belle salade de concombre pimentée. En amuse bouche, le foie du cabri est passé au feu par « Mister J », sous l’œil admiratif des personnes qui aiment les hommes à poêle. Le boudin est cuit et découpé. Nous gouttons. La fragrance des herbes est nette. La consistance est un peu plus épaisse que son équivalent porcin, avec quelques morceaux qui offrent une mâche propice à diffuser les saveurs. Cela nous évoque le caractère terrien des pâtés de campagne faits maison. Le sel est modéré, trop sans doute, et d’aucun admet qu’une touche pimentée aurait été bienvenue. Mais le boudin glisse tout seul, si vous nous permettez l’expression. Le foie s’avère bien plus subtil en saveur que celui d’un porc ou d’un poulet. Sa texture souple et résistante, juste ce qu’il faut, donne un croquant qui amène au nez son humeur franche.

Le cabri au whisky est une vraie découverte. Il ouvre aussitôt le champ des possibles pour une recette plus aboutie. D’entrée de jeu, et de bouche, la viande moelleuse revendique fièrement ses origines caprines, mais non point en haillons ma bonne dame, brute de jus musqué, mais toute belle dans une robe aromatique qui lui serre la taille et lui bombe le torse. Le côté sauvage est domestiqué, et ressort avec un fumet rond et soyeux, teinté sur les bords de notes florales. Toute neuve qu’elle puisse être, la recette ne rougit pas devant le roi massalé, et les invités opinent du chef en se léchant les phalanges. Un bouillon larson, préparé également au feu de bois, complète les belles couleurs malbars du massalé cabri. Savoureux, éclatant dans son « silon », il se téterait au biberon, pour imiter le bout-de-chou de la famille. 

Le vin rouge passe, très bon sur le cabri. Mais sur la recette au whisky, nous nous disons qu’un joli blanc sec à température recommandée pourrait tout aussi bien faire l’affaire.

Nous quittons les convives la bedaine plus rebondie qu’à l’ordinaire, avec les doigts qui sentent le massalé, en priant pour retrouver notre route sans tomber de manière impromptue dans la « cour d’moun », surprenant les gens en pleine tournée de Marie-Brizard.

Abattage domestique : que dit le code rural ?

Une petite recherche sur le site legifrance.gouv.fr nous permet de trouver deux article du Code Rural et de la pêche maritime. Le premier, l’article R231-6 dit : « La mise à mort hors d’un abattoir est autorisée : « Dans le cadre des activités mentionnées à l’article L. 654-3 et lors de l’abattage des animaux des espèces caprine, ovine, porcine ainsi que des volailles et des lagomorphes (lapin, ndlr) d’élevage, dès lors que cet abattage est réalisé par la personne qui les a élevés et que la totalité des animaux abattus est réservée à la consommation de sa famille. » […]

Et l’article L.654-3 dit : « Les tueries particulières sont interdites. Sont seules autorisées les tueries de volailles et de lagomorphes, installées dans une exploitation par un éleveur pour son seul usage » (extrait).
Nous reviendrons ultérieurement sur ces règlements, avec les précisions éclairées des autorités compétentes.

Chez Monmanzé, une halte touristique et authentique

La dernière fois que nous avons été du côté du Tour des Roches, c’était en 2016, pour tester le petit restaurant situé peu avant le moulin à manioc. Il avait eu une bonne note. Visité de nouveau l’année dernière, il n’a pas offert toutes les qualités requises pour figurer dans notre sélection des meilleurs restaurants créoles. Nous avions programmé une nouvelle visite, quand un de nos « indics » retrouva, à quelques encablures de là, un lieu de restauration pour le moins original, qui avait déjà fait l’objet d’un article en 2018 (toujours disponible sur Clicanoo) de notre gourmand collègue J.P. Lutton : Chez Monmanzé.

L’endroit, qu’on trouve facilement en suivant les panneaux, est niché au bout d’un chemin bétonné, dans un jardin à l’ancienne. Passé le « baro », on est tout de suite dans l’ambiance. Et naît immédiatement le sentiment de se trouver dans l’un de ces endroits artificiels prisé des touristes, avec son exposition d’artisanat et la collection de rhum arrangé. L’accueil, sincère et chaleureux, nous rassure. Une dame en tenue colorée nous fait l’article de ses rhums, dont des curiosités dont celui confectionné avec des grains de café et une orange, et cet autre aux fleurs de flamboyant.

Nous allons mettre à table en compagnie d’un rhum-citron péi, qui nous claque la glotte et nous tourneboule les gencives, avec son acidité parfumée, pour notre plus grand plaisir.

Les « tapas » ne nous emballent pas des masses, d’ordinaire. Nous retrouvons ici beignet de manioc, de carotte, de cresson, de fruit à pain, un bonbon piment et un samoussa aux brèdes chouchou qui nous évoque ceux du couple Dalleau, du côté de l’Anse des cascades. Ceux des Dalleau sont clairement meilleurs. Ici la pâte est molle, et les brèdes manquent de piquant. Les beignets relèvent le niveau, surtout celui au cresson. Le bonbon piment, très moulu, est aussi délicieux. Il aurait été préférable tout de même de réchauffer ces amuse-bouches au tout dernier moment, et éviter qu’ils soient froids. Quand nous avons téléphoné pour réserver (démarche obligatoire), nous n’avons exprimé aucun désir particulier en terme de plat, laissant le cuistot nous faire la surprise. Un cari de poulet nous est proposé.

La cendre du « bois d’cassia » est encore chaude. Quelques centimètres au dessus, la marmite noire diffuse cette chaleur. A l’intérieur, quelques éclats rouge foncé subsistent, attachés à la chair du poulet coloré de safran qui a cuit dans son jus, après avoir attaché au fond « selon son temps », suintant son propre gras naturel où ail, oignon, sel, poivre, thym et tomates mûres ont confit jusqu’à disparaître entièrement dans une pellicule collante, devenue presque noire. Le poulet est commun. Il a peu vu la lumière du jour et n’a connu de la vie que les murs de l’élevage industriel avant de suivre et précéder des milliers d’autres, mais aujourd’hui, arrangé à l’ancienne sur le feu de bois par la main experte de Laurent Pallas, le poulet a rejoint ses ancêtres sans rougir. Si la chair est blanche parfois, la peau est dorée partout. Les humeurs d’épices ont pénétré les ailes et les cuisses en profondeur, et profitent de leur tendreté pour allonger sur la langue une légère amertume acidulée contrebalancée par la douceur diffuse des tomates bien mûres. Sous la dent, ça colle juste ce qu’il faut pour apprécier ce confit divin, en atours fumés et caramélisés, qui vous laisse au fond du nez la charge odorante nécessaire pour appeler la bouchée suivante. Que le diable nous patafiole si nous avons mangé un cari aussi bon et bien préparé depuis notre passage à l’Atelier Béton. Nous voilà la peau du ventre tendue comme celle d’un roulèr.

Une crème à la pistache grillée, excellente, et gâteau patate viennent clore le repas. Une belle finale pour le palais, même si, là encore, le gâteau patate est froid, et donc un peu compact. Un café grillé « la cour », coulé à la grègue, ainsi qu’une infusion d ‘ayapana, cannelle et verveine citronnelle descendent tout seuls. L’infusion est une merveille qui nous met tout à fait en disposition pour un « bis », s’il était possible.

Chez Monmanzé n’est pas vraiment un restaurant. L’établissement tient davantage de la table d’hôte, et plus précisément d’une table familiale, et amicale en l’occurrence. Dans un décor comme celui-là, avec un accueil comme celui de Julicia Barlieu, c’est toute la tradition créole authentique qui s’exprime. On s’y sent à l’aise, et le couple fait tout pour, très enclin à disserter avec vous de tradition culinaire. Il faut dire que Julicia organise aussi des ateliers, à la manière de Jacky Amouroudom à Sainte-Suzanne. C’est un passage incontournable après une balade dans cet endroit magique qu’est le Tour des Roches. Pour profiter pleinement, et pour une somme modique, de la bonne cuisine et de l’accueil de Laurent et Julicia, voici un conseil de misanthrope : allez-y quand il y a le moins de monde possible. D’une certaine manière, les conditions sanitaires actuelles y contribuent. Un mal pour un bien !

Monmanzé, 20 chemin Rotins, Saint-Paul
Tél : 0262 38 08 82

Pas de bol, chez Paul

Quand on parle de restaurant chinois dans l’Ouest, on peut difficilement ne pas citer Paul, à Savanna. Depuis le temps que cet établissement est installé, il a su se tailler une belle réputation, jusqu’à devenir le lieu incontournable des repas de famille, des réjouissances de comités d’entreprise, et autres rassemblements festifs ces temps-ci relégués à des souvenir nostalgiques ou à des projets lointains et nébuleux. A tel point que le repas du nouvel an s’est même vu amputé des animations prévues nous dit-on.

Si de l’extérieur le restaurant ne ressemble à rien, l’intérieur, et surtout son hall d’entrée et son escalier, sa fontaine et sa décoration en ont époustouflé quelques uns les premières années. Nous grimpons donc à la vaste salle de plus d’une centaine de couverts, pour l’heure déserte. Trois personnes prennent place devant nous. Nous sommes accueillis par une dame créole polie, visiblement affairée, un peu brut de décoffrage dans l’attitude, mais sympathique.
La table est bien mise et propre. On ne peut pas en dire autant de la carafe d’eau qui n’a semble-t-il pas vu de produit vaisselle depuis un certain temps, ou qui n’a pas été frottée correctement. Le plongeur doit avoir peur qu’un génie n’en sorte.
La commande est vite passée.

[La carafe blanche ne permettant pas à l’appareil photo de saisir les détails visibles à l’oeil nu, j’ai passé l’image en noir et blanc et diminué la luminosité sur un logiciel de traitement d’image. Voyez vous même le résultat.]

Nous avons choisi le menu du jour, en version poisson au gingembre, avec une salade de crudité, des Ha-Kaw (raviolis aux crevettes) et des saucisses parfumées… et demandons une paire de nems en prime.

L’entrée arrive assez rapidement. Les Ha-Kaws sont chauds et très bons, avec une pâte agréable en bouche, bien que les crevettes à l’intérieur soient de la tribu des pygmées. Les saucisses sont assez tendres, légèrement collantes aux entournures, avec effectivement un beau parfum musqué de champignon. Elles laissent sur la langue une sensation sablée et râpeuse. Les crudités sont fraîches et croquantes. Tout cela passe bien avec le piment chinois, le siave et la sauce aigre-douce.

Les nems sont dégustées dans la foulée. Nous nous forçons un peu. Leur aspect n’est en effet pas très engageant. L’enveloppe croustillante a une couleur marron beige douteuse et l’odeur d’une friture à l’huile bas de gamme, laissée à la poêle plus longtemps que nécessaire. Les feuilles de menthe sont avachies, voire mortes, avec des bords noirs. Comment peut-on oser présenter un tel plat ? Au mieux c’est de la négligence, au pis du je-m’en-foutisme, et dans tous les cas un manque de respect pour le client.
La dégustation est difficile. C’est très gras. La farce composée de viande marinée, du porc dirait-on, de petites juliennes de légumes et de champignons, renifle l’odeur forte des sauces chinoises grossières, qui oblitère tout.

Nous avalons une gorgée de mousse pour faire passer. Vite, le poisson. Le voici qui arrive justement, tout emmitouflé dans ses carottes et ses vermicelles de riz frits.
La sauce au gingembre coincé dans le sucré-salé, gluante sur les bords, est assez bonne. Les bouchées de riz descendent conséquemment très bien. Le poisson lui même nous évoque le marcel crasseux d’un bidasse affligé d’hyperhidrose, ou le fumet franc du “sounouk” assaisonné à l’oignon fermenté. Nous ne savons pas très bien. “C’est du grenadier” nous précise-t-on. Voilà ! Sans doute le vieux militaire de quart hier. Nous n’aurions pas dit non pour avoir un capitaine, quitte à payer plus cher, d’autant que ce grenadier-ci est trop cuit. Remarquez que d’une certaine manière, pour celles et ceux qui l’apprécient, il a du répondant vis à vis de la sauce aigre-douce, laquelle peine à lui faire fermer son clapet.
Le rougail tomate n’aidera pas. Cette affaire ne date pas du jour, ni de la veille non plus, vu les relents aigres du légume-fruit fatigué qui envahit nos narines déjà retroussées devant les facéties odorifères intrinsèques du poisson.

Le dessert point à l’horizon. Boule de glace vanille et gâteau patate, et ce dernier s’offre de bonne grâce, avec l’élégance de plaire à notre palais fort malmené. Nous partons en réglant les 20 euros du menu du jour, plus les à-côtés, pour un montant total de 34,50 euros. Le rapport qualité prix est mauvais.

Suite à l’article paru dans le « 45 » sur la cuisine chinoise, nous avons eu l’idée de manger chinois. Paul était sur notre route. Qu’à cela ne tenait donc. Les rumeurs qui nous remontent depuis plusieurs années selon lesquelles cette institution de Saint-Paul relève plus du margouillat sénile que du dragon roboratif ne sont peut être pas exagérées. Qu’est-ce donc ? C’est cela la cuisine chinoise ? La cuisine chinoise bon marché sans aucun doute, limite “makote”, envoyée à la va-comme-je-te-pousse pour des estomacs vides et les palais oublieux de ce que fut Paul d’avant, ainsi que d’autres belles adresses chinoises disparues, et pas forcément les plus chics, où on mangeait très bien, comme le Ti’ Couloir à Saint-Denis par exemple, ou feu le Saigon. Les Réunionnais amateurs de cuisine chinoise de qualité se désolent de la disparition progressive des bonnes tables ces dernières années, au profit de la gastronomie japonaise, plus “tendance”. Faut-il donc aller à Maurice pour bien manger chinois ? Ca fait cher les Ha-kaws.
Chez Paul, aujourd’hui, nous avons donc été déçus, ce qui est dommage car le service fut efficace et professionnel, dans un cadre agréable. Si nous voulions du raffinement, du bon goût et de la délicatesse, nous aurions dû aller chez Burger King pour en trouver davantage.

Le blues du dragon

Existe-t-il encore des bons restaurants chinois à La Réunion ? La question mérite d’être posée, et certains réunionnais d’origine chinoise se la posent. Si vous avez des adresses, nous sommes preneurs. Sur Saint-Denis, en tout cas, la fermeture de “Chez Lam” a sonné le glas d’une époque, au grand dam des amateurs. Où sont passés les riz cantonnais d’autrefois, si riches et colorés, sautés au feu “dragon” ? Où sont les canards laqués et les poissons farcis ? Où peut-on encore trouver ce porc croustillant délicieux que Lam savait faire ? Où trouver ne serait-ce que les bouchons d’autrefois qui présentaient une viande ferme et parfumée piquée d’oignons verts, enrobée de pâte de riz délicate, à part peut-être chez “Je Suis Ici”, rue Sainte-Marie ? Les gérants et cuisiniers ont vieilli, certains ont rejoint leurs ancêtres, les enfants ont préféré devenir médecins, professeurs, avocats, ou businessmens au lieu de poursuivre le travail de leurs aïeux. On peut le comprendre, mais on le regrette aussi.

Au « Saint-Benoît », les saveurs prennent de la hauteur

Le marché couvert de Saint-Benoît est comme un cœur battant d’activités dans la sous-préfecture de l’Est, avec ses marchands de légumes, ses artisans, sa poissonnerie… « Le Saint-Benoît » s’offre un balcon, au-dessus de cet espace protégé par une belle bâtisse, où nous décidons de poser notre séant. Nous sommes très aimablement reçus alors que nous montons les dernières marches, avec des mots de bienvenue, ce qui, disons-le, nous surprend agréablement. Cette hospitalité fait plaisir à voir. Nous nous plaçons tout au bord du balcon, profitant des bruits du marché dont les « bips » incessants des tiroirs caisses qu’on finit par ne plus entendre.

On nous dépose la carte. Un QR code posé sur la table permet d’avoir le menu sur smartphone, mais il n’est pas identique. La technologie, c’est bien, mais c’est encore mieux quand on prend la peine de faire les mises à jour. Pour l’heure, la carte présente 5 plats « traditionnels », trois plats qualifiés « d’élégance » dont un camaron à la crème d’ail qui titille notre curiosité, ainsi qu’un « croquembouche à la perche et crevette crème au Champagne ». Nous leur préférons un plus ordinaire cabri massalé, un de nos plats test préférés.

En entrée, nous laissons les « tapas créoles » pour une salade de palmiste, autre plat test révélateur du savoir faire des bons chefs qui savent l’arranger. Point de doute, ce chef-ci sait. Ça se sent. Il propose la vinaigrette à part, sage précaution de laisser le client assaisonner lui même sa salade selon son goût. Le palmiste est présenté effilé avec des lamelles larges provenant à vue de nez de la partie centrale du tronc, plus croquante et plus chargée en saveur lactée que la partie supérieure. Sous la dent, c’est une réussite, et la vinaigrette toute simple apporte son poivre pour relever élégamment la salade. Celle-ci disparaît en quelques bouchées, laissant une impression de « pas assez ».

Le cabri s’avance, précédé de son odeur de massalé qui a chauffé suffisamment pour lui faire exsuder ses humeurs musquées, complexes, un peu sauvages. Dans ce festival olfactif, un caloupilé éclatant mène la danse. Coup de fourchette. La viande est tendre et moelleuse, si on excepte quelques morceaux plus secs. La poudre de massalé recouvre le cabri d’une pellicule parfumée, la mastication envoie des charges de parfum dans le nez. Du cotomili frais hâché par dessus en quantité suffisante aurait fait de ce plat une quintessence de malabarité !

Le riz, bien servi, n’est pas mauvais. Juste un peu sec peut-être. Les lentilles dégagent une odeur de quatre-épices, baignant dans une sauce qui manque un peu d’épaisseur. Elles font leur office. Le petit citron confit est un éclat de soleil, son acidité atténuée vous laisse le croquer tel quel pour davantage de plaisir pur, mais il se marie mal avec le massalé. Ce dernier aurait en effet été plus content de la compagnie d’une salade de concombre pimentée (une salade, pas un simple rougail) servie généreusement pour que son croquant frais réponde au cabri.

Il est assez courant que les restaurants nous proposent des rougails trop standards, passe-partout, comme le sempiternel « rougail zognon ». En proposer de plus originaux est apprécié, et plus encore quand ils accompagnent avantageusement le plat principal.

Un café gourmand termine le repas. Mention spéciale pour le gâteau patate, explosion de saveur dans une texture fondante et vanillée qui donne une envie soudaine d’être glouton. Vade retro.

La visite se termine sur une note de 47 euros pour un repas complet, entrée, plat et dessert, entamé après un jus de fruit frais savoureux et achevé avec un café. Le rapport qualité prix est bon. Nous ne regrettons pas les 19 euros payés pour le massalé.

« Le Saint-Benoît » n’a plus rien à voir avec « Le Régal Est » qui l’a précédé. Aujourd’hui nous avons profité d’un accueil et d’un service de haute volée. Sourire, attentions, efficacité, réserve professionnelle, tout y était. Certains établissements devraient en prendre de la graine. Dans l’assiette, la qualité est présente. La cuisine du chef Fabien Balthazar, qui confirme aimer travailler les plats authentiques de notre gastronomie, transpire de son amour des bons produits et de la recherche des saveurs traditionnelles. La fougue de ses 30 ans et ses dispositions certaines à la cuisine lui préparent un bel avenir. Pour l’heure, elles offrent au « Saint-Benoît » une entrée dans le prochain guide des restaurants créoles.