Une générosité étonnante

Entre les zones portuaire et industrielle, à deux pas du cimetière paysager : Rosie & John. Non, ce n’est pas le résultat d’un mélange iconoclaste entre deux marques de whisky connues, ni davantage le nom d’un groupe de pop britannique, encore que l’enseigne pourrait revendiquer une touche pluriethnique assez commonwealth, dans sa cuisine. Vous êtes dans un restaurant, mais pas un restaurant ordinaire. Voyage au pays des grands appétits.

Le nom “Rosie & John” est arrivé à nos oreilles par l’entremise d’une de nos antennes, très portée sur la bonne boustifaille comme sur la clé à molette, qui nous tint en substance ce langage : “C’est pas vraiment créole, c’est très spécial, et très bon, à découvrir.” Dès lors l’information fut stockée quelque part entre deux synapses, et à la faveur d’un passage dans l’Ouest nous nous souvînmes du fromage.

De l’extérieur, Rosie & John ressemble à un vieux dépôt de marchandises, et se fondrait complètement dans le paysage industriel si on ne tenait compte d’un petit jardin verdoyant qui se révèle complètement aussitôt que vous passez la porte. Le moins que l’on puisse dire, c’est que quelqu’un à la main verte ici. Une allée serpente ainsi entre les arbustes et les plantes, longeant un premier espace de tables, menant à un second, tout au fond. Un mur de pierres naturelles sépare ces terrasses de l’extérieur. L’accueil est bon enfant, sans ronds de jambes ni salamalecs, direct. Il n’est pas midi, deux clients seulement sont là. Nous prenons place. On prend notre commande sans traîner, boissons d’abord, puis les plats.
Au menu du jour : rôti de porc, filet de dorade sauce citron, perroquet “à Squash”, filet de grenadier pané, aile de raie aux câpres, poulet au coco et des entrecôtes, pour des tarifs allant de 12,50€ à 21€.

La veille, nous avions vu du cabri massalé, mais pas de place pour le déguster. Nous interrogeons la bonne dame qui nous a accueillis sur les attributs du perroquet. “C’est du poisson dans une sauce au lait de coco avec de la citrouille et mis au four, comme ça”… genre “persé mette sec” comme dit le créole. Du brut de décoffrage qui nous interpelle, va donc pour le perroquet, et le rôti de porc plus classique. Les deux plats arrivent, une douzaine de minutes plus tard, et les tables autour de nous sont déjà bien occupées. Notez que la jauge est basse, comme la cale, contraintes sanitaires obligent.

Perroquet a Squash
Riz d’accompagnement

Le rôti de porc est déjà conséquent, mais moins que la portion de frites qui l’accompagne. Des frites bien droites et croustillantes. Que celui ou celle qui n’a jamais chipé une frite dans l’assiette d’en face nous jette la première patate.
Quand le perroquet est servi, dans son plat à gratin brûlant, nous pensons d’abord à une erreur. Nous touchons deux mots à la serveuse : “Tout ça ?”
Oui, tout ça. Un plat à gratin pour quatre à soi tout seul. C’est une ville de dockers, mais tout de même ! Le perroquet baigne dans une sauce peu épaisse et très odorante où les tranches de citrouilles surnagent comme des crocodiles oranges. Nous soufflons sur notre première cuillère de sauce pour tenter de la refroidir. Elle est encore chaude mais montre sans timidité une saveur délicieuse en équilibre doux-salé, le doux conjointement parfumé du coco et de la citrouille, que vient titiller des petits oignons causants. Le poisson est fondant, sa chair blanche est délicieuse, sublimée par le côté fromage fondu et les notes de fines herbes de ce bain d’hivers. Nous aspirons, suçons, déglutissons, à peine mâchons, la cavité buccale comme la chaudière de l’antique loco du ti train lontan.
Ce plat est une torture : sa vitesse de refroidissement est inversement proportionnelle à l’envie de le bouffer goulûment, là, tout de suite, sur la table, devant tout le monde !

Le riz « persillé » déposé en accompagnement ne suffira pourtant pas à nous faire finir cette chose pantagruélique.

Rôti de porc

Le rôti de porc est plus sage, mais non moins bon. La viande est assez tendre en dépit de quelques zones sèches. Elle est comme marinée avant le passage au barbecue, et les dents qui s’y enfoncent vont y chercher des reflets grillés et poivrés, tout à fait prêts à embrasser de la juste sauce la moutarde à disposition sur la table. Un plat sans chichi, franco de porc !

Nul place pour honorer plus d’un dessert après ça. Nous terminons avec une délicieuse mousse au chocolat dont le cacao achève de nous mettre le cul bas. C’est en démarche de culbuto que nous gagnons la caisse, laquelle va être à fond quand tous les clients présents se dandineront à leur tour vers son tiroir. Nous réglons une note de 36 euros et repartons vers nos pénates, nos bonnes résolutions et notre Citrate de Bétaïne. In fine, le perroquet s’avère très digeste. Le rapport qualité-quantité-prix est royal.

Peut-être connaissez vous déjà, et depuis longtemps, Rosie & John. Peut-être même faites-vous partie des nombreux habitués du lieu, et dans ce cas, honte à vous si vous ne nous avez pas devancés pour faire découvrir à vos proches cet établissement unique en son genre.

“Satisfaire le client c’est la politique de la maison, il faut qu’en sortant d’ici il n’ait plus faim” nous jure le Chartier, chef de cet improbable endroit qui vous fait cligner des yeux quand vous en sortez. “Après 19 ans, beaucoup de personnes, même du Port, ne nous connaissent pas encore, nous raconte-t-il, ici le menu se fait au jour le jour, en fonction des produits frais que je trouve.” Une inspiration assez marine aujourd’hui, comme sans doute les autres jours, et qui ne pêche pas par son avarice. La cuisine est simple, très goûteuse, généreuse, familiale voire presque maternelle, comme celle des grand-mères qui repassent les plats devant leur descendance sur le point d’éclater, en disant : “reprend un peu, mon enfant, vous lé blême…”.

Ti Kan, typique

“Ti Kan” se trouve facilement sur la route du volcan, au milieu du dernier hameau avant la forêt de résineux, les aires de pique-nique et les hauteurs menant à notre Piton de la Fournaise adoré.

Tout autour, fermes, prairies, vaches, veaux et pots au lait composent l’essentiel du paysage, avec ou sans brouillard. En ce mois de juillet frisquet nous débarquons bien avant l’heure annoncée par téléphone et sommes accueillis par un yab trapu, de la catégorie des toujours jeunes, et masqué. Il nous montre le menu écrit au tableau blanc dans la première pièce après la porte d’entrée : des plats créoles typiques, des sandwichs, des samoussas poulet porc et fromage à un euro pièce et des sandwichs. Nous nous arrêtons sur le cari poulet, le cari canard et le boucané bringelles, laissant le rougail saucisses et le massalé coq.

Nous nous inquiétons de la provenance des charcutailles, l’homme qui nous accueille, qui n’a pas l’air de couper les cheveux en quatre, nous renseigne tout de suite : “Salaisons de Bourbon. Si c’est pour payer des saucisses plus cher chez le charcutier, autant mi fé mwin mèm” assène-t-il. “Et de toute façon c’est ce que les clients réclament, ajoutera sa moitié à la fin du repas. On a bien essayé de proposer d’autres saucisses, mais ça ne marche pas.” Quand on vous dit que le goût se perd. Non pas que les saucisses des Salaisons soient mauvaises, mais plutôt que le mangeur commun veut retrouver ce goût de la saucisse standard propre à notre industriel local. Allez savoir.

Nous nous plaçons à la table la plus proche du poêle, vu que “la fré i kok”. Mauvaise idée. Le poêle va nous foutre à poil tant il est efficace, et c’est toute la pièce qui en profite, y compris les restaurateurs italiens qui se sont installés au fond. Philippe, le patron qui nous a accueillis, vient encore lui charger la gueule.
Le décor est rustique. Nappes cirées sur les tables, plafond bas, comme les trolls sur “ki cabri”, un mur de capelines colorées, la vitrine à boisson où l’on se sert soi-même, et le placard à rhums, cadenassé, car certains prenaient le restaurant pour une table d’hôtes et tétaient les breuvages sans demander l’heure. Manque plus qu’un babyfoot dans un coin et le tableau de “l’enfant qui pleure” pour faire bonne mesure.


Nous commandons huit samoussas, quatre porc et quatre poulets. Philippe nous regarde comme si nous étions des pensionnaires évadés d’un asile. “C’est pas que mi veut pas ven’ à zot, mais mi conseille a zot de pren’ moins.” A notre tour de le regarder comme s’il était sous camisole.
Cette incompréhension mutuelle sera dissipée aussitôt les samoussas servis : ceux-ci sont obèses. Plus grands que la moyenne locale, et bombés à exploser, ce qu’ils ont presque fait du reste. La pâte fine fiche le camps par place. C’est très huileux. Mais la farce n’est pas une plaisanterie, hachée fin, très goûteuse et parfumée. La viande du poulet a été fumée et grillée au feu de bois par le sieur Philippe. Les bouchées sont généreuses. Les appétits d’oiseau se contenteront aisément de deux exemplaires, d’une salade verte, d’un coup de sec et d’un Je-vous-salue-Marie pour faire descendre.

Nous enchaînons avec le cari canard. Nous aurions bien vu du maïs avec mais n’en demandons pas trop. La sauce est épaisse, et reflue cette bonne odeur de fond de marmite des hauts, celle qui attire les nez à des kilomètres à la ronde des foyers de pique-nique. La viande est “rouge”, assez fondante, et donne de jolies sensations avec le riz parfait. Les remontées poivrées restent quelques minutes, et font la transition avec le cari poulet.

Philippe n’a pas fait mystère sur les origines du poulet. Il n’a pas gambadé, la crète et l’ergot fiers dans la boue de la Plaine-des-cafres, en quête de boustiffe du terroir ; le poulet, pas Philippe. Il sort des grilles de Duchemin et Grondann. Malheureusement pour nous, le plat est garni de morceaux blancs et secs, peu imbibés de la pourtant excellente sauce cari. Nous boudons donc le plat pour nous rabattre sur le boucané. Question gras, celui-ci ne fait pas dans la dentelle. Mais il contient suffisamment de maigre pour envoyer du goût fumé sous la molaire. Les patates ont passablement fondu, épaississant la sauce plus que de raison, mais les bringelles aussi, et le mariage des deux donne une intéressante texture veloutée onctueuse, avec une touche de liant, qui nous réjouit les papilles et nous satisfait la glotte. A voir si une version avec des patates moins cuites serait possible en changeant la qualité des pommes-de-terre dont la fête bat son plein quelques kilomètres plus bas. La bringelles elle même est très bonne, et laisse en fin de bouche sa petite amertume forte caractéristique.

Nous avons le bonheur de déguster des zantaks. Leur saveur un peu sauvage, très boisée et terrienne est un délice. Nous en arrosons les assiettes copieusement, même si nous trouvons la dose de sel un peu trop élevée à notre goût. Le petit piment vert “krasé” fait son office, davantage que le rougail zognons mixés dédié aux palais délicats des visiteurs de l’hémisphère nord.

Le gâteau de patate proposé au dessert est bon, mais ne fait pas d’étincelles. Trop compact. Des sorbets et cornets sont aussi disponibles. Après le bon rhum arrangé “pour la route”, avec modération, nous réglons la note. Total des courses : 63 euros pour trois boissons, six samoussas, trois caris, un dessert et deux cafés.

Le rapport qualité prix est correct.

Philippe et Josie Payet ne sont plus des bleus de la cuisine créole depuis longtemps, et cela se sent dans l’assiette. S’ils utilisent de la charcuterie standard, c’est moins pour faire des économies que pour satisfaire les désidératas des clients, et cela nous le trouvons un peu dommage. L’éducation au goût est certes un challenge bien difficile quand des générations ont été nourries au tout-venant et à la bouffe industrielle, sans découverte ou redécouverte des traditions culinaires et des bons produits du terroir. Le couple parvient tout de même à garder l’essentiel, notamment au niveau de la cuisson et des assaisonnements. Nous sommes sortis bien bombés du repas, comme les samoussas ! Heureux d’avoir fait connaissance avec Philippe, kasseur lé kui pince-sans-rire qui s’y connaît un brin en préparation du cochon, et Josie, qui fait tourner sa cuisine et ses marmites comme elle l’a appris auprès de sa grand-mère et de ses multiples formations. Sans prétention, sans chichi, “Ti Kan” vous invite à un repas traditionnel à la bonne franquette, au chaud, dans l’ambiance des restaurants de quartiers d’autrefois. Une adresse à visiter qui, souhaitons-le, maintiendra la qualité aussi longtemps que possible.