Jamais sans son chien

Le jour que Lilian attendait depuis des années était enfin arrivé. Et des années, quand on n’a que 12 ans, c’est long ! Sa mère avait enfin cédé aux pressions conjuguées des tontons et même de la grand-mère pour le laisser aller à la chasse aux tangues avec son père Théophane, et Ti-Jean, le spécialiste, agriculteur officiellement, chasseur de Ti-miso et de guêpes un peu moins officiellement et planteur de « qualité » à ses heures perdues. Ti Jean chatouillait déjà les soixante dix ans mais était toujours « gayar », droit comme un bambou, les cheveux blancs en bataille. Il vivait seul dans sa case au bout du bout du village, au bord de la forêt.


De là se mirent en route les trois chasseurs, l’expert, l’occasionnel et le débutant, sans oublier « Souké », le royal bourbon de Ti Jean, qui n’avait pas son pareil pour débusquer les tangues. Dans la pénombre du soir, le col qui menait à Bélouve s’estompait doucement.
La période de chasse était allait commencer. Il aurait fallu attendre une dizaine de jours pour être dans la légalité, mais Théophane n’avait pu obtenir de prolongation de son congé. Ti-Jean lui avait donc proposé cette virée de nuit, avec le risque de se faire prendre. Le vieux brisquard jouait souvent au chat et à la souris avec les agents du Parc, et ceux de l’ONF.
La nuit était fraîche. Une légère averse, quelques heures plus tôt, avait laissé une odeur d’herbe mouillée dans l’air, et des millions de gouttes qui se reflétaient comme des étoiles à la lueur des lampes torches.
Les chasseurs s’échinaient depuis trois heures, avec succès. Lilian ne perdait pas une miette des gestes de Ti Jean, qui traçait dans la forêt dense comme s’il en faisait partie, empruntant ici et là de vieux sentiers de braconniers.

Le chien avait filé devant, comme d’habitude. Ils l’avaient perdu de vue depuis près d’un quart d’heure, quand, au détour d’un buisson, la lueur caractéristique de phares de voiture apparût soudainement. Théophane et Lilian avaient perdus leurs repères dans l’obscurité et ne s’étaient pas aperçus qu’ils s’étaient rapprochés de la route. Sans hésiter, Ti Jean tendit le bras vers le sac à dos où une vingtaine de tangues gisaient déjà, et l’envoya sur une haute branche d’un tamarin à proximité. Le bruit parût alerter les deux hommes qui se tenaient près de la voiture.
« Suive à mwin, et dit pas rien » souffla Ti Jean à ses compagnons.
Il sortit à découvert, l’air dégagé, un grand sourire en tranche papaye lui barrait la figure d’une oreille à l’autre. Théophane et Lilian suivirent, beaucoup moins tranquillement.
Le faisceau puissant d’une lampe torche les inonda, avant qu’une voix autoritaire ne s’adresse à eux.
– Ti Jean ? Kossa ou fé ter là ? A c’t’heure ci ?
Carlo, L’agent qui parlait, mesurait un bon mètre quatre-vingt dix, bâti comme une armoire de l’ancien temps. Son acolyte pourtant costaud aussi paraissait un nain à côté.
– Nous lé juste en repérage pour voir si la saison sera bon, patron ! Répondit Ti Jean, décontracté.
– Ah bon ? La nuite ? Dis plutôt que ou la fini repéré, ou kilé zot tangues ? Donne ici !
– Tangues ? Quels tangues patron ? Répondit Ti Jean en écartant les bras. Nous chasse pas i di a ou. Et de toute façon avec quel chien ?
– Out sak a puces lé pas loin, mwin lé sur. Appel a li.
– Na pwin lo chien i di a ou ! Insiste Ti Jean, en faisant « son pitié ».
– Appelle ! Gronda Carlo.
Ti Jean appela, siffla, appela encore, mais sans succès.
A demi convaincu, Carlo les examina de près, tandis que son collègue balayait les alentours avec sa lampe. Ne trouvant rien, ils remontèrent dans leur 4×4 et s’éloignèrent.
Quand la lumière des phares disparut complètement au loin, Ti Jean siffla les premières notes de « Kaskavel », pas très fort. Aussitôt, Souké sortit des plus proches fourrés, remuant la queue.
– Lilian, allé rode le sac, dit Théophane avec un sourire. Na assez pou a swar. Allons rent’ la case avant nous gagne in galo avec out momon. En tout cas Ti Jean, out chien la lé bien dressé ! Lu rode tangue et lu évite la loi…
– Ben oui, répondit Ti Jean, hilare, tel maître, tel chien !