Quelque part au bout du Chemin des Letchis, bordé de cannes à sucre, sur les hauteurs du joli quartier de la Rivière Saint-Louis, se trouve un trésor. Inutile d’aller invoquer l’esprit de Bibique pour le trouver. Ce trésor-là est davantage ancré dans la tradition culinaire et dans l’histoire de La Réunion, c’est le Trésor des Engagés, la petite entreprise de Gabriel Patchane Lacane, qui travaille et commercialise les épices malbars.

Chapeau sur la tête, bacchantes fières sur un sourire éclatant, l’homme partage son savoir et son savoir-faire auprès des touristes (quand il y en a) et des locaux, au marché forain de Saint-Leu, au marché des producteurs de Saint-Gilles, jusqu’à être reconnu au 55 rue du Faubourg Saint-Honoré.
Honorés sommes-nous d’être reçus par ce Malbar pur souche, non tamoul à cause du destin, qui nous sort son “Ami” et son “Colvi”, ses instruments, pour nous faire la démonstration magistrale de l’écrasement et du mélange des épices qui donnera la fameuse poudre qu’il a baptisé “massalé malbar”, comme une revendication identitaire.

LETCHIS, SOJA, ET CAETERA.
Sa pierre, il l’a hérité de son papa, parti rejoindre ses ancêtres trop tôt, pour lui inculquer la tradition. Ce Saint-Pierrois d’origine, jardinier de profession, plantait des oignons vert et du cotomili, que les “Zarabs” achetaient. Ces derniers lui donnaient en retour des graines d’aromates et de légumes à planter pour la cuisine indienne.
Mais le jeune Gabriel suit d’abord la voie tracée par la modernité et le BTP, et devient carreleur. Pour autant il ne se tient pas à carreau d’une envie de s’installer sur un bout de terre. Une rencontre de notaire plus tard, il réalise ce rêve et s’installe sur les deux hectares de terre fertile qu’il exploite aujourd’hui depuis une trentaine d’années, encore qu’exploiter semble un verbe qui rappelle un peu trop l’engagisme, disons plutôt qu’il profite de la
générosité de la nature et cherche à valoriser ce patrimoine jadis planté par son père. Gabriel commence par la production de letchis, et fait connaissance avec les coulisses du marché forain. “Je n’étais pas permanent. On me déplaçait donc tout le temps. Un jour je me suis retrouvé à côté d’un producteur de soja. Il vendait son entreprise. Je l’ai achetée. Aujourd’hui je fais aussi le germe de soja.”
Quatre-épices, Mouroum, cannelle, Lalo, poivre vert sont également produits sur place, ainsi que le fenugrec, appelé “Vindion” à La Réunion, et l’incontournable caloupilé à l’odeur puissante et chaude. Cette nature ne lui fournit pas la totalité des épices qu’il utilise pour faire son massalé, mais suffisamment de produits issus de l’Inde pour que Gabriel donne à son exploitation le nom de “Trésor des engagés”.
SANS PIMENT
“Les engagés sont arrivés à la Réunion avec leurs bons dieux et leurs épices” lance Gabriel, la moustache frissonnante. Selon lui, la composition du mélange a forcément changé depuis lors. Lui même ne met pas de piment dans son massalé, pour que ce dernier puisse être utilisé plus largement. Il avoue d’ailleurs perdre des clients qui ne conçoivent pas le massalé sans ce piment rouge séché. “Ceux qui aiment le piment peuvent très bien en ajouter après dans leur cari, mais il faut aussi penser aux enfants”, plaide-t-il. Gabriel nous livre sa composition. Ce sont les épices de base. Il nous explique aussi comment utiliser son massalé comme il faut.
CONSEILS DE MALBAR, ET SUGGESTIONS ORIGINALES.
“Les épices du massalé sont déjà torréfiées à la marmite sur feu de bois, il faut donc éviter de les jeter dans de l’huile chaude, au risque de gâter le plat. De plus, c’est indigeste”, explique notre hôte. “Pour un kilo de viande, il faut en moyenne trois cuillères à soupe de poudre. Mais chacun dose en fonction de ses goûts.” Cabri, coq, poulet, porc, les Réunionnais connaissent bien ce carré de mousquetaires “massalisable”, mais Gabriel n’est pas sectaire. “On peut en mettre sur des grillades, mais aussi dans les pâtes avec modération, ou saupoudré sur une salade.” Bon sang, les grillades, bien sûr ! Nous sommes à deux doigts d’appeler Alessandro Lampis, notre chef italien, pour qu’il essaye l’affaire dans la mozzarella pei qu’il vient de lancer. N’oublions pas le poisson, encore que certaines espèces tolèrent mieux que d’autre le massalé. Le “Colvi” roule encore sur “l’Ami”, et la poudre se forme sous nos yeux. Gabriel réserve à la coriandre la place prépondérante, et sa fragrance nous dégage les sinus. Nous repartons avec un pot, pressés de pouvoir l’utiliser. Sans cabri ou autre viande sous la main, des bringelles feront l’affaire, avec des lalos et des courgettes. Un plat végétarien très relevé auquel nous ajouterons deux ou trois piments cabris !
LA COMPOSITION DU MASSALÉ MALBAR
“C’est la recette des anciens. Je ne la changerait pas. Les gens qui ont goutté mon massalé, ne vont plus en acheter ailleurs” déclare Gabriel Patchane Lacane.
(dans l’ordre de torrefaction)
• Coriandre
• Cumin
• Fenugrec
• Caloupilé
• Moutarde
La torréfaction sert à raviver les arômes et à faciliter le broyage. Compter entre 25 et 30 minutes au feu de bois de letchis.