Ti Kan, typique

“Ti Kan” se trouve facilement sur la route du volcan, au milieu du dernier hameau avant la forêt de résineux, les aires de pique-nique et les hauteurs menant à notre Piton de la Fournaise adoré.

Tout autour, fermes, prairies, vaches, veaux et pots au lait composent l’essentiel du paysage, avec ou sans brouillard. En ce mois de juillet frisquet nous débarquons bien avant l’heure annoncée par téléphone et sommes accueillis par un yab trapu, de la catégorie des toujours jeunes, et masqué. Il nous montre le menu écrit au tableau blanc dans la première pièce après la porte d’entrée : des plats créoles typiques, des sandwichs, des samoussas poulet porc et fromage à un euro pièce et des sandwichs. Nous nous arrêtons sur le cari poulet, le cari canard et le boucané bringelles, laissant le rougail saucisses et le massalé coq.

Nous nous inquiétons de la provenance des charcutailles, l’homme qui nous accueille, qui n’a pas l’air de couper les cheveux en quatre, nous renseigne tout de suite : “Salaisons de Bourbon. Si c’est pour payer des saucisses plus cher chez le charcutier, autant mi fé mwin mèm” assène-t-il. “Et de toute façon c’est ce que les clients réclament, ajoutera sa moitié à la fin du repas. On a bien essayé de proposer d’autres saucisses, mais ça ne marche pas.” Quand on vous dit que le goût se perd. Non pas que les saucisses des Salaisons soient mauvaises, mais plutôt que le mangeur commun veut retrouver ce goût de la saucisse standard propre à notre industriel local. Allez savoir.

Nous nous plaçons à la table la plus proche du poêle, vu que “la fré i kok”. Mauvaise idée. Le poêle va nous foutre à poil tant il est efficace, et c’est toute la pièce qui en profite, y compris les restaurateurs italiens qui se sont installés au fond. Philippe, le patron qui nous a accueillis, vient encore lui charger la gueule.
Le décor est rustique. Nappes cirées sur les tables, plafond bas, comme les trolls sur “ki cabri”, un mur de capelines colorées, la vitrine à boisson où l’on se sert soi-même, et le placard à rhums, cadenassé, car certains prenaient le restaurant pour une table d’hôtes et tétaient les breuvages sans demander l’heure. Manque plus qu’un babyfoot dans un coin et le tableau de “l’enfant qui pleure” pour faire bonne mesure.


Nous commandons huit samoussas, quatre porc et quatre poulets. Philippe nous regarde comme si nous étions des pensionnaires évadés d’un asile. “C’est pas que mi veut pas ven’ à zot, mais mi conseille a zot de pren’ moins.” A notre tour de le regarder comme s’il était sous camisole.
Cette incompréhension mutuelle sera dissipée aussitôt les samoussas servis : ceux-ci sont obèses. Plus grands que la moyenne locale, et bombés à exploser, ce qu’ils ont presque fait du reste. La pâte fine fiche le camps par place. C’est très huileux. Mais la farce n’est pas une plaisanterie, hachée fin, très goûteuse et parfumée. La viande du poulet a été fumée et grillée au feu de bois par le sieur Philippe. Les bouchées sont généreuses. Les appétits d’oiseau se contenteront aisément de deux exemplaires, d’une salade verte, d’un coup de sec et d’un Je-vous-salue-Marie pour faire descendre.

Nous enchaînons avec le cari canard. Nous aurions bien vu du maïs avec mais n’en demandons pas trop. La sauce est épaisse, et reflue cette bonne odeur de fond de marmite des hauts, celle qui attire les nez à des kilomètres à la ronde des foyers de pique-nique. La viande est “rouge”, assez fondante, et donne de jolies sensations avec le riz parfait. Les remontées poivrées restent quelques minutes, et font la transition avec le cari poulet.

Philippe n’a pas fait mystère sur les origines du poulet. Il n’a pas gambadé, la crète et l’ergot fiers dans la boue de la Plaine-des-cafres, en quête de boustiffe du terroir ; le poulet, pas Philippe. Il sort des grilles de Duchemin et Grondann. Malheureusement pour nous, le plat est garni de morceaux blancs et secs, peu imbibés de la pourtant excellente sauce cari. Nous boudons donc le plat pour nous rabattre sur le boucané. Question gras, celui-ci ne fait pas dans la dentelle. Mais il contient suffisamment de maigre pour envoyer du goût fumé sous la molaire. Les patates ont passablement fondu, épaississant la sauce plus que de raison, mais les bringelles aussi, et le mariage des deux donne une intéressante texture veloutée onctueuse, avec une touche de liant, qui nous réjouit les papilles et nous satisfait la glotte. A voir si une version avec des patates moins cuites serait possible en changeant la qualité des pommes-de-terre dont la fête bat son plein quelques kilomètres plus bas. La bringelles elle même est très bonne, et laisse en fin de bouche sa petite amertume forte caractéristique.

Nous avons le bonheur de déguster des zantaks. Leur saveur un peu sauvage, très boisée et terrienne est un délice. Nous en arrosons les assiettes copieusement, même si nous trouvons la dose de sel un peu trop élevée à notre goût. Le petit piment vert “krasé” fait son office, davantage que le rougail zognons mixés dédié aux palais délicats des visiteurs de l’hémisphère nord.

Le gâteau de patate proposé au dessert est bon, mais ne fait pas d’étincelles. Trop compact. Des sorbets et cornets sont aussi disponibles. Après le bon rhum arrangé “pour la route”, avec modération, nous réglons la note. Total des courses : 63 euros pour trois boissons, six samoussas, trois caris, un dessert et deux cafés.

Le rapport qualité prix est correct.

Philippe et Josie Payet ne sont plus des bleus de la cuisine créole depuis longtemps, et cela se sent dans l’assiette. S’ils utilisent de la charcuterie standard, c’est moins pour faire des économies que pour satisfaire les désidératas des clients, et cela nous le trouvons un peu dommage. L’éducation au goût est certes un challenge bien difficile quand des générations ont été nourries au tout-venant et à la bouffe industrielle, sans découverte ou redécouverte des traditions culinaires et des bons produits du terroir. Le couple parvient tout de même à garder l’essentiel, notamment au niveau de la cuisson et des assaisonnements. Nous sommes sortis bien bombés du repas, comme les samoussas ! Heureux d’avoir fait connaissance avec Philippe, kasseur lé kui pince-sans-rire qui s’y connaît un brin en préparation du cochon, et Josie, qui fait tourner sa cuisine et ses marmites comme elle l’a appris auprès de sa grand-mère et de ses multiples formations. Sans prétention, sans chichi, “Ti Kan” vous invite à un repas traditionnel à la bonne franquette, au chaud, dans l’ambiance des restaurants de quartiers d’autrefois. Une adresse à visiter qui, souhaitons-le, maintiendra la qualité aussi longtemps que possible.

La Table de Lyne, accueillante et généreuse.

Direction Saint-Pierre aujourd’hui. Nous allons mettre les pieds sous la Table de Lyne, restaurant revendiqué traditionnel créole de la rue Marius et Ary Leblond.
Nous arrivons de bonne heure, comme d’habitude, et sommes accueillis avec le sourire masqué de circonstance par une jeune demoiselle bien aimable qui nous invite prendre place après quelques jets de gel hydroalcoolique.

La commande des boissons est suivie de la présentation des plats. Aujourd’hui, rien qui sort des sentiers battus à par un riz « sofé » morue pimenté, en tête de liste, proposé aussi en accompagnement des autres plats pour un supplément de 5 euros. Cari poulet, boucané bringelles, cari de poisson gingembre (du marlin), rougail saucisses gros piment, et aussi du magret de canard, entre autres classiques. Neuf plats en tout, plus les accompagnements. Un menu relativement réduit qui augure l’utilisation de produits frais. Bon point déjà, surtout que la cuisine ouverte ne laisse pas entrevoir de brigade au grand complet. Les tarifs allant de 12 (pour le riz « sofé » tout seul) à 21 euros, nos attentes en termes de qualité n’en sont que plus fortes.
Après quelques hésitations nous choisissons de goûter au sauté de poulet aux brèdes et au boucané bringelles assorti du riz « sofé ».

Les assiettes dressées ne tardent pas, accompagnées de deux petites marmites contenant les pois du Cap et le rougail tomate. Nous notons l’effort de présentation. Les quantités nous semblent généreuses. A l’attaque.

Le sauté de poulet est plutôt bon. Les escalopes arborent une couleur marron clair – beige, sans traces prononcées d’exposition plus que nécessaire au fond de karay. Elles ont sans doute mariné un peu, vu la légère saveur un peu barbecue, un peu cacahuète, qui ressort. Celle-ci est soutenue par un sel bavard, dont le riz se charge de calmer les ardeurs. Les brèdes sont très bonnes, et leur mariage avec le poulet est réussi, bien qu’elles soient en sous-effectif par rapport à la viande, à notre goût.

Le boucané bringelles chante plus haut. Le boucané, très équilibré en gras et viande, fait en effet des vocalises sur des tomates mûres compotées, du curcuma élégant, et expose sans pudeur son caractère fumé teinté d’épices roussies dans l’huile, baignant dans les sucs. Leur couleur en dit déjà long sur leur cuisson, le passage en bouche confirme : c’est un poil gras, mais on s’en fiche, c’est succulent. Les bringelles fondues font un peu de figuration mais, avec la sauce, elles gagnent en épaisseur et se glissent avec bonheur dans les bouchées appréciées par une mastication lente.

Le riz blanc est tout à fait bon. Son pendant « sofé », quoique naturellement plus lourd, est un délice où la morue en goguette, toute en miettes, vous en met plein le nez autant que plein la bouche. Finalement, en plat seul, le riz « sofé » est très suffisant, car consistant, fidèle à ses origines, où il « tenait au corps », dans la froidure du matin des Hauts, au concert des coqs.
Les pois sont en crème, et conséquemment soyeux. Le rougail tomate ne chante pas en play-back. Cette tomate fraîche, quoique hachée et non pilée, profite d’un piment chaud et parfumé pour éclairer les bouchées de son acidité tout en saveur. Ça change des tomates sous serres au goût de flotte qu’on ose encore servir aux citoyens sous couvert de rentabilité.

Nous avons du mal à terminer les assiettes tant ce fut riche. Nous déclinons donc la proposition de desserts qui inclue des fruits frais, et un café gourmand. Nous terminons par un café tout court.

Nous réglons l’addition : 50,50 euros pour deux boissons, deux repas et un café, soit un peu plus de 25 euros par personne. Le rapport qualité-quantité-prix est bon.

Cadre clair, décoration moderne et minimaliste, accueil chaleureux et service aux petits soins, tout est mis en œuvre pour que vous soyez à l’aise à la Table de Lyne.
Le restaurant, tenu par la famille Volnay, propose surtout une cuisine réunionnaise fort bien exécutée, et qui ne laisse pas sur leur faim les appétits costauds. Voilà une adresse qui, quelques années auparavant, aurait récolté une belle fourchette. Aujourd’hui, nous l’inscrivons sur la liste des meilleures adresses de La Réunion, et sans doute de Saint-Pierre, jusqu’à preuve du contraire. Une prochaine visite dans la ville au plus beau marché forain pourrait en effet nous faire mentir. Il paraîtrait que du côté de Terre-Sainte, un jeune chef mettrait un point d’honneur à satisfaire ses clients. Affaire à suivre.