Chez Moustache garde l’or

Notre dernière visite chez Moustache date de 2019. Avant la chienlit. Depuis la configuration des lieux a notablement changé. Toute la partie restauration a été basculée vers l’arrière, la petite case créole étant dévolue au rôle d’épicerie de quartier, autant pratique que touristique, avec des produits de consommation courante ou artisanaux. La collection de rhum arrangé est toujours là, avec le fameux rhum couleuvre.

Les tables sont disposées de manière à respecter une certaine distanciation. Au fond à droite, le feu de bois crépite, à gauche une paillasse carrelée accueille quelques ustensiles. Entre les deux, une porte donne vers l’arrière cuisine d’où fusent quelques réflexions cinglantes. Il faut dire qu’aujourd’hui, le chef doit se démultiplier. Deux employés sont portés pâles.
La patronne nous accueille poliment mais semble un peu tendue. Elle inscrit le menu à l’ardoise et commence doucement la valse entre les tables qui se remplissent au fur et à mesure, pour prendre les commandes. Le fonctionnement du restaurant est assez atypique comparé à la grande majorité des établissements de cuisine réunionnaise : la cuisine se fait au feu de bois, devant le client. Et la dextérité du chef, Speedy Gonzalès de la poêle et du couteau, laisse pantois. Tandis que nous sirotons l’un des cinq cocktail proposés, le « Ti vanille Moustache » (rhum, jus de banane, sirop de vanille), le chef dépiaute un tronc de palmiste et entreprend un découpage pour la salade au menu du jour. Les plats de résistance : cari canard à la vanille, cari porc palmiste, cari camarons, filet de perroquet, cari poulet aux 4 épices. Nous commandons ce dernier, plus le cari porc à emporter.

La salade est servie par le chef lui-même, à l’assiette. La quantité est correcte sauf peut-être pour les grands mangeurs. Nous nous enquerrons sur le saupoudrage vert très visible sur le blanc cassé du palmiste. Il s’agit de bigarade. L’agrume nous laissera sur la longueur une légère amertume râpeuse. Elle donne une touche fraîche supplémentaire au plat, lequel est assaisonné avec précision pour permettre au délicat palmiste de s’exprimer, dans la mesure du possible. Cette croquante entrée est nettoyée.

Il faut lever son fondement, invité par le chef qui se saisit d’une assiette et fait le service, derrière les marmites. Riz jaune, riz chauffé etriz blanc, un choix royal, accompagnent les caris. Une cuillerée de zambériques d’abord, puis le poulet. Un petit piment oignons bigarades. Et nous repartons avec notre assiette, puis lui faire un sort. Le poulet frais vient du grossiste local, D&G, pour changer. La couleur est appétissante, la sauce est convenablement épaisse et ne laisse plus voir les ingrédients qui la composent. L’odeur laisse poindre quelques accents chauds et fumés du quatre épices, qui se retrouvent en bouche en donnant du corps à la chair. La texture est acceptable même si on est loin de celle d’un poulet la cour, que les formatés à la bouffe industrielle trouvent « trop dur ». Dans 20 ans, le cari poulet sera servi dans un verre avec une paille à ce train là.
Nous nous retrouvons vite à sucer les os et à finir le riz jaune imprégné de sauce. L’excellent riz, cuit comme il faut, n’avance aucune humeur curcumatée exagérée, tout en laissant dans le nez son parfum. Son cousin riz chauffé fait tout aussi bien, avec des bouchées ni trop sèches, ni trop collantes, et cette note salée, délicate en fin de bouche. Les zambériques, arrangées avec du caloupilé, sont fondantes et veloutées. Un délice. Un touriste non local se lève et dit quelques mots au chef. « Non, ici c’est cari de poisson, pas de snackage, ni de poêlage », lance ce dernier, avec un sourire amusé. L’autre a dû se méprendre sur la nature des filets.


Le porc palmiste est un ton en dessous nous semble-t-il. La faute sans doute à des morceaux un peu trop charnus et secs, mais dont le travail ne souffre d’aucun reproche par ailleurs. Le palmiste de ce cari est encore légèrement croquant, tout en envoyant ses salves aromatiques. La sauce est arrondie par sa saveur transformée à la cuisson.
Le piment à la bigarade est efficace. Le rougail margoze lui dame quand même le pion. Rien de tel que cette amertume typique pour fouetter un poulet ou domestiquer un cari plus gras que d’ordinaire. L’assiette de poulet est sifflée.

Nous demandons le gâteau de banane du dessert, plus un café. La pâtisserie nous surprend. Nous nous attendions à mordre dans une pâte plutôt épaisse et consistante. Que nenni. Le gâteau est léger, spongieux même, et sans doute trop car nous avons l’impression qu’il a perdu en goût de banane au passage. La sauce de grenadelle, acidulée, répond aux lichettes de chocolat qui habillent le dessert, redonnant un peu d’éclat gustatif au gâteau. Le café est excellent. Le vrai café parfumé des familles créoles d’autrefois.

Le chef Sydney a gagné en assurance, et a fait montre aujourd’hui de sa capacité à gérer tout le menu presque tout seul. Même si plusieurs jours à ce régime semble difficilement tenable. Sa cuisine, traditionnelle et teintée d’une certaine originalité, d’un coup de patte particulier pourrait on dire, ne déçoit toujours pas. Elle pourrait même se bonifier encore, ce nous semble, ce qui montre une capacité à s’améliorer pour peu qu’il soit moins bousculé. La maîtrise du sel, des roussis, des assaisonnements,
du feu de bois, bref, des fondamentaux de la cuisine locale se ressent dans l’assiette qu’on ne peut faire autrement que de nettoyer scrupuleusement. Les clients ne s’y trompent pas, il est prudent de réserver si l’on veut avoir de la place. Attention toutefois a ne pas se laisser submerger par le succès. D’autres s’y sont cassé les râteliers, à trop vouloir embrasser pour mal étreindre et se laisser tenter à utiliser des produits bons marchés et à bâcler le travail pour faire du chiffre. La fourchette d’or n’est pas éternelle. Pour le moment, du moins, elle est toujours méritée et nous la décernons à Chez Moustache avec plaisir.

Chez Monmanzé, une halte touristique et authentique

La dernière fois que nous avons été du côté du Tour des Roches, c’était en 2016, pour tester le petit restaurant situé peu avant le moulin à manioc. Il avait eu une bonne note. Visité de nouveau l’année dernière, il n’a pas offert toutes les qualités requises pour figurer dans notre sélection des meilleurs restaurants créoles. Nous avions programmé une nouvelle visite, quand un de nos « indics » retrouva, à quelques encablures de là, un lieu de restauration pour le moins original, qui avait déjà fait l’objet d’un article en 2018 (toujours disponible sur Clicanoo) de notre gourmand collègue J.P. Lutton : Chez Monmanzé.

L’endroit, qu’on trouve facilement en suivant les panneaux, est niché au bout d’un chemin bétonné, dans un jardin à l’ancienne. Passé le « baro », on est tout de suite dans l’ambiance. Et naît immédiatement le sentiment de se trouver dans l’un de ces endroits artificiels prisé des touristes, avec son exposition d’artisanat et la collection de rhum arrangé. L’accueil, sincère et chaleureux, nous rassure. Une dame en tenue colorée nous fait l’article de ses rhums, dont des curiosités dont celui confectionné avec des grains de café et une orange, et cet autre aux fleurs de flamboyant.

Nous allons mettre à table en compagnie d’un rhum-citron péi, qui nous claque la glotte et nous tourneboule les gencives, avec son acidité parfumée, pour notre plus grand plaisir.

Les « tapas » ne nous emballent pas des masses, d’ordinaire. Nous retrouvons ici beignet de manioc, de carotte, de cresson, de fruit à pain, un bonbon piment et un samoussa aux brèdes chouchou qui nous évoque ceux du couple Dalleau, du côté de l’Anse des cascades. Ceux des Dalleau sont clairement meilleurs. Ici la pâte est molle, et les brèdes manquent de piquant. Les beignets relèvent le niveau, surtout celui au cresson. Le bonbon piment, très moulu, est aussi délicieux. Il aurait été préférable tout de même de réchauffer ces amuse-bouches au tout dernier moment, et éviter qu’ils soient froids. Quand nous avons téléphoné pour réserver (démarche obligatoire), nous n’avons exprimé aucun désir particulier en terme de plat, laissant le cuistot nous faire la surprise. Un cari de poulet nous est proposé.

La cendre du « bois d’cassia » est encore chaude. Quelques centimètres au dessus, la marmite noire diffuse cette chaleur. A l’intérieur, quelques éclats rouge foncé subsistent, attachés à la chair du poulet coloré de safran qui a cuit dans son jus, après avoir attaché au fond « selon son temps », suintant son propre gras naturel où ail, oignon, sel, poivre, thym et tomates mûres ont confit jusqu’à disparaître entièrement dans une pellicule collante, devenue presque noire. Le poulet est commun. Il a peu vu la lumière du jour et n’a connu de la vie que les murs de l’élevage industriel avant de suivre et précéder des milliers d’autres, mais aujourd’hui, arrangé à l’ancienne sur le feu de bois par la main experte de Laurent Pallas, le poulet a rejoint ses ancêtres sans rougir. Si la chair est blanche parfois, la peau est dorée partout. Les humeurs d’épices ont pénétré les ailes et les cuisses en profondeur, et profitent de leur tendreté pour allonger sur la langue une légère amertume acidulée contrebalancée par la douceur diffuse des tomates bien mûres. Sous la dent, ça colle juste ce qu’il faut pour apprécier ce confit divin, en atours fumés et caramélisés, qui vous laisse au fond du nez la charge odorante nécessaire pour appeler la bouchée suivante. Que le diable nous patafiole si nous avons mangé un cari aussi bon et bien préparé depuis notre passage à l’Atelier Béton. Nous voilà la peau du ventre tendue comme celle d’un roulèr.

Une crème à la pistache grillée, excellente, et gâteau patate viennent clore le repas. Une belle finale pour le palais, même si, là encore, le gâteau patate est froid, et donc un peu compact. Un café grillé « la cour », coulé à la grègue, ainsi qu’une infusion d ‘ayapana, cannelle et verveine citronnelle descendent tout seuls. L’infusion est une merveille qui nous met tout à fait en disposition pour un « bis », s’il était possible.

Chez Monmanzé n’est pas vraiment un restaurant. L’établissement tient davantage de la table d’hôte, et plus précisément d’une table familiale, et amicale en l’occurrence. Dans un décor comme celui-là, avec un accueil comme celui de Julicia Barlieu, c’est toute la tradition créole authentique qui s’exprime. On s’y sent à l’aise, et le couple fait tout pour, très enclin à disserter avec vous de tradition culinaire. Il faut dire que Julicia organise aussi des ateliers, à la manière de Jacky Amouroudom à Sainte-Suzanne. C’est un passage incontournable après une balade dans cet endroit magique qu’est le Tour des Roches. Pour profiter pleinement, et pour une somme modique, de la bonne cuisine et de l’accueil de Laurent et Julicia, voici un conseil de misanthrope : allez-y quand il y a le moins de monde possible. D’une certaine manière, les conditions sanitaires actuelles y contribuent. Un mal pour un bien !

Monmanzé, 20 chemin Rotins, Saint-Paul
Tél : 0262 38 08 82