Il était une fois, le Caritologue

Julicia Grondin s’est levée peu avant le soleil, comme d’habitude, pour aller chercher sur son terrain tout proche les « mangé cochon » et « mangé cabri », armée de son vieux sabre. Malgré les chaleurs de l’été dont profitent les flamboyants, là bas sur la côte, les matins sont frais et humides au dessus des 800 mètres. Quand la truie et les deux cabris ont la gueule trop pleine pour émettre un autre son que celui d’une mastication motivée, Julicia s’occupe des poules, en leur lançant du maïs et quelques épluchures et restes du repas de la veille. Prise dans ses habitudes matinales, elle avait failli oublier le repas du midi. Un repas spécial. Frédo, un de ses petits fils était rentré de métropole avec sa fiancée zoreille. Elle entre en se courbant dans la petite cuisine en bois sous tôle, où le foyer était encore tiède. Vite, rallumer le feu. Il lui faudra une belle flambée puis une braise plus rouge que les flamboyants si elle voulait que le coq cuise correctement. Ca prendra sans doute la matinée, vu la taille et les muscles du vieux lascar, dragueur de cocottes autoritaire au chant encore puissant que les Payet, les plus proches voisins, entendaient depuis leur case de l’autre côté du terrain planté en cannes, à presque un kilomètre de là !
Mais Edmond, le dernier fils de Julicia, était revenu du travail avec un jeune coq une semaine auparavant. La septuagénaire avait dès lors jeté un regard sans équivoque au vieux volatile.

Le feu a pris, mais une bûche plus humide dégage trop de fumée. Julicia y met bon ordre, soufflant dans son tangol pour activer les flammes.
Au dessus, à peine visible dans la pénombre et sous le plafond noir de suie, des saucisses luisent un peu. Leur couleur atteste d’une fumaison plus que correcte. Julicia les décroche pour les porter dans la pièce qui sert de cuisine « du petit déjeuner », celle qu’on donne à voir aux invités, avec ses quatre feux encastrés offerts par ses enfants pour ses 65 ans. Quand Maryse, la brue, sera réveillée, Julicia lui demandera de faire le rougail saucisses.
Contrôle des épices : oignons, thym, ail, safran, des piments zoizo, le sel, tout est là, en quantité suffisante pour les deux plats. Les quelques tomates ramassées dans le champ suffisent pour le rougail, Julicia fait son cari de coq sans en utiliser, comme sa grand-mère lui a appris.
Où était-il d’ailleurs, ce vieil emplumé ? Il est grand temps de lui régler son compte, en n’oubliant pas de collecter le sang. Cuit et servi tout chaud, mélangé avec du persil, il emporte tous les suffrages. La matinée est déjà bien avancée. Julicia poursuit ses activités et distribue quelques taches. Elle vérifie le rougail saucisses. Maryse a bien travaillé, les tomates et les oignons ont créé une sauce épaisse à la couleur appétissante, entre l’orange marron clair et le rouge. Les saucisses battues du charcutier du village sont assez épicées pour éviter de rajouter quoi que ce soit, c’est un des rares à les faire encore à l’ancienne. Mais Maryse aime bien y mettre une petite cuillérée de safran, pour la couleur. Maintenant, les brèdes. Que faisait donc José ?
Son mari était parti au village chercher des brèdes chouchou chez le marchand de légumes. Il n’y en avait plus dans la cour. Il faudrait en replanter mais Julicia a tant de choses à faire.
Le bruit d’un moteur, une portière qui claque. José revient enfin avec les brèdes. Julicia les pose sur la table et appelle Maryse. Elles ne seront pas trop de deux pour trier les trois paquets. Pendant ce temps le grand-père va dans le far far et soulève le couvercle de la marmite ou le coq mijote. Évidemment il se fait enguirlander. La cuisine au feu de bois est territoire exclusif de Julicia, quand elle a décidé de préparer le repas.

Midi et demi. Les tourtereaux sont arrivés. Fredo fait visiter les lieux à Léa, dont c’est le premier voyage à La Réunion. La jeune femme découvre le terrain planté d’arbres fruitiers, dont un imposant longani, et d’épices : curcuma, gingembre mangue, cannelle, thym, marjolaine, romarin, piments.
Il est l’heure de passer à table. En entrée, un achard de légumes coloré, accompagné de boudin artisanal garni d’oignon vert et de persil. Suivent le riz, le maïs, une belle fricassée de brèdes chouchou, le cari de coq odorant, le rougail saucisse authentique certifié des Hauts de La Réunion, de délicieux haricots de Marla et un rougail tomate fait dans pilon familial. José préfère son piment la pâte maison. Léa veut aussi y goûter mais Frédo la met en garde, les non initiés ont eu la bouche comme le volcan en éruption en goûtant à cette chose rouge à l’odeur piquante.
Le repas se termine  avec le bon gâteau patate de Julicia, léger et parfumé à l’anisette.

José s’adresse à Léa, un brin curieux.
– Vous avez bien mangé ?
– C’était fantastique ! Frédo m’a déjà emmené dans un restaurant réunionnais. C’était très bon, mais là, c’est largement au-dessus, il y a quelque chose de plus, je ne saurais dire quoi…
– C’est l’amour de mémé, répond Frédo. Sa cuisine est inimitable !
– Ca c’est vrai, intervient Maryse. J’ai beau faire exactement comme elle, le goût n’est pas pareil.
– C’est la clé de notre bonheur, mademoiselle, ajoute José en regardant Julicia qui est devenue plus rouge qu’un letchi. Aujourd’hui dans la société moderne, des gens s’adressent à des psychologues pour trouver le bonheur. Nous, on a plus efficace…
– Ah oui ?
Frédo sourit, il devine ce que son grand-père va dire.
– Oui, nous avons une caritologue !

Voilà l’histoire, fictive bien sûr, quoique toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé ne soit pas forcément fortuite.
Une histoire, car point n’est besoin ici de vous décrire le menu, par menu, du restaurant Le Caritologue de Saint-Pierre. Il faut juste y aller. Il faut vivre ce moment. Entre deux bouchées, les yeux fermés, vous serez à table, avec Julicia, José, Maryse, Léa et Frédo, profitant des saveurs et les parfums de la vraie cuisine réunionnaise. Et il n’y a plus rien à ajouter.

Le cabri dans tout ses états

Le reportage que nous vous proposons ici a été réalisé chez une famille de Sainte-Marie qui a souhaité garder l’anonymat pour préserver sa vie privée et sa tranquillité. L’animal, issu d’un élevage, a toujours été bien traité et nourri, et n’a pas souffert. Rendez-vous pour une matinée conviviale autour d’un cabri occis, et mangé aussi.

Nous vous aurions donné l’adresse que même Wase, l’assistant d’aide à la conduite et de navigation, vous aurait fait un doigt d’honneur devant l’improbable labyrinthe de rues qui sillonne les hauts de Sainte-Marie. Cette campagne vite pentue est d’ailleurs très agréable, et très verte, avec ses petites maisons de plus en plus dispersées à mesure que l’on prend de l’altitude, vers les frondaisons fraîches du Piton Fougère, ou sévit « gardien la vanille ».

Ce sont des gardiens de la tradition que nous retrouvons dans une villa avec jardin, sirotant de la mousse non locale, « parce celle d’ici, c’est plus pareil qu’avant », et devisant des actualités sur un ton badin. Au bout de la varangue encore en désordre et sa table chargée d’ingrédients et épices, un homme aiguise son couteau avec une dextérité peu commune. Portant barbe et chapeau de « ranger », nous l’appellerons « mister J ». Un peu plus loin, à l’écart dans son petit enclos, le roi de la fête ne sait pas encore qu’il va perdre la tête. Il nous regarde d’un drôle d’air, mais inconsciemment nous devons projeter sur lui une inquiétude. Il n’aura pas le temps d’être inquiet, et à peine celui d’avoir peur. « Mister J » est un professionnel qui fréquente le milieu de la boucherie-charcuterie, et qui a fait ses classes avec des traiteurs vieux de la vieille, ceux qui vous encroûtent un pâté les doigts dans le nez et les yeux fermés. Précision et sûreté du geste envoient rapidement le ruminant « ad patres », avec des mots doux. Dans le même temps, un acolyte recueille le sang. Il va y avoir du boudin  au menu.

Recettes pour une viande forte

« Le sang du cabri est un peu plus doux que celui du porc, et il coagule vite » explique « Mister J », qui le malaxe à la force des doigts. Il ne cherche pas à compenser cette douceur par des artifices culinaires, mais applique la recette traditionnelle du boudin classique. Oignons verts et persil sont d’ailleurs émincés et prêts à servir. « Un cabri est assez rapide à préparer, contrairement au cochon. Aussitôt tué, on le suspens quelques instant pour enlever la peau, puis vient la phase de découpage. » En revanche, comme dans le cochon, dans le cabri tout est bon, « sauf les boyaux, et la tête, assez longue à nettoyer et à préparer. » précise notre boucher du jour. En l’espèce, pour un massalé ou un civet, il préconise les côtes, moins sèches que les cuisses faites de muscles. Présentement, ceux-ci bougent encore dans des réflexes nerveux post-mortem. « La viande de cabri est naturellement forte, particulièrement quand il s’agit d’un bouc, elle demande donc des préparations épicées » explique « Mister J ». Le massalé est tout indiqué, et c’est d’ailleurs le plat le plus courant, à condition que la poudre d’épices ait le répondant qu’une composition et une torréfaction étudiées sauront lui donner. Autre recette également appréciée : le civet, en oubliant le gros rouge qui tache pour un petit château à prix raisonnable. Mais « Mister P », notre hôte, très versé en musique de marmite, a une autre idée : arranger le cabri non pas au lait mais au whisky. « C’est une première, je ne sais pas du tout ce que cela va donner, confie le chef du jour. Je vais utiliser un whisky d’entrée de gamme. Plus tard on fera un essai avec une bouteille de meilleure qualité. » 
« Mais surtout pas avec du J.W » ajoute son adjoint, citant la marque la plus vendue sur l’île.

Boudin , massalé ET WHISKY.

Les préparatifs sont terminés. Le peu d’invités qu’autorisent les précautions d’usage arrive comme par l’odeur alléchée. La table dressée de « fey figue » les attend, pour manger avec la main, ainsi que les marmites alignées des deux recettes de cabri et d’un « cari la patte » pour celles et ceux qui n’en mangent pas. Accompagnements : gros pois et une belle salade de concombre pimentée. En amuse bouche, le foie du cabri est passé au feu par « Mister J », sous l’œil admiratif des personnes qui aiment les hommes à poêle. Le boudin est cuit et découpé. Nous gouttons. La fragrance des herbes est nette. La consistance est un peu plus épaisse que son équivalent porcin, avec quelques morceaux qui offrent une mâche propice à diffuser les saveurs. Cela nous évoque le caractère terrien des pâtés de campagne faits maison. Le sel est modéré, trop sans doute, et d’aucun admet qu’une touche pimentée aurait été bienvenue. Mais le boudin glisse tout seul, si vous nous permettez l’expression. Le foie s’avère bien plus subtil en saveur que celui d’un porc ou d’un poulet. Sa texture souple et résistante, juste ce qu’il faut, donne un croquant qui amène au nez son humeur franche.

Le cabri au whisky est une vraie découverte. Il ouvre aussitôt le champ des possibles pour une recette plus aboutie. D’entrée de jeu, et de bouche, la viande moelleuse revendique fièrement ses origines caprines, mais non point en haillons ma bonne dame, brute de jus musqué, mais toute belle dans une robe aromatique qui lui serre la taille et lui bombe le torse. Le côté sauvage est domestiqué, et ressort avec un fumet rond et soyeux, teinté sur les bords de notes florales. Toute neuve qu’elle puisse être, la recette ne rougit pas devant le roi massalé, et les invités opinent du chef en se léchant les phalanges. Un bouillon larson, préparé également au feu de bois, complète les belles couleurs malbars du massalé cabri. Savoureux, éclatant dans son « silon », il se téterait au biberon, pour imiter le bout-de-chou de la famille. 

Le vin rouge passe, très bon sur le cabri. Mais sur la recette au whisky, nous nous disons qu’un joli blanc sec à température recommandée pourrait tout aussi bien faire l’affaire.

Nous quittons les convives la bedaine plus rebondie qu’à l’ordinaire, avec les doigts qui sentent le massalé, en priant pour retrouver notre route sans tomber de manière impromptue dans la « cour d’moun », surprenant les gens en pleine tournée de Marie-Brizard.

Abattage domestique : que dit le code rural ?

Une petite recherche sur le site legifrance.gouv.fr nous permet de trouver deux article du Code Rural et de la pêche maritime. Le premier, l’article R231-6 dit : « La mise à mort hors d’un abattoir est autorisée : « Dans le cadre des activités mentionnées à l’article L. 654-3 et lors de l’abattage des animaux des espèces caprine, ovine, porcine ainsi que des volailles et des lagomorphes (lapin, ndlr) d’élevage, dès lors que cet abattage est réalisé par la personne qui les a élevés et que la totalité des animaux abattus est réservée à la consommation de sa famille. » […]

Et l’article L.654-3 dit : « Les tueries particulières sont interdites. Sont seules autorisées les tueries de volailles et de lagomorphes, installées dans une exploitation par un éleveur pour son seul usage » (extrait).
Nous reviendrons ultérieurement sur ces règlements, avec les précisions éclairées des autorités compétentes.